On avait quitté Bernard Lavilliers souffreteux à l’issue de son mini-concert symphonique à Radio France le 26 avril dernier. Enroué, manifestement malmené par une angine, il faisait peine à voir et à entendre, butant sur ses mots, pataud et ému face aux questions de Rebecca Manzoni. Grosses appréhensions donc avant le 2e concert lyonnais du Stéphanois ce 22 mai 2022. Au demeurant, il préfère remplir deux fois la salle de L’Amphithéâtre que que de faire la Halle Tony Garnier, froide et impersonnelle selon lui. Les craintes furent vite balayées…

Bernard Lavilliers - Lyon, 22 mai 2022

L’horaire (18 heures) est inhabituel, mais convient sans doute mieux pour le public, relativement âgé, du jour. S’il a interprété assez peu de morceaux du dernier album sorti en novembre dernier (seulement cinq, avec le regret de n’avoir pas entendu le très émouvant Je tiens d’elle, dédié à sa ville de naissance), le reste de son répertoire a réservé de jolies surprises aux fans. En effet, Lavilliers a repris des chansons rarement entendues comme les excellents Gentilhommes de fortune et Borinqueno, extraits tous deux de l’album Voleur de feu (1986), et tous deux évocateurs de territoires lointains (On est des milliers dans la mine, tremblants de cette fièvre d’or, on creusera jusqu’à la mort, pour cette couleur assassine… ou encore J’avais un seul ami, comptant quelques années de sommeil en retard, le plus fort des dockers, quand il était à terre en sortant du mitard).

Des arrangements moelleux

Les musiciens habituels de Lavilliers sont tous là : Xavier Tribolet aux claviers et accordéon, Olivier Bodson aux trompettes et guitares, Marco Agoudetse aux saxos et percussions), Michaël Lapie à la batterie et guitares, Vincent Faucher (guitares) et un nouveau venu, Antoine Reininger, qui remplace Daniel Romeo à la basse et contrebasse. Les titres s’égrènent. L’auditeur attentif note qu’ils ont souvent un rapport avec la situation géopolitique hexagonale ou internationale : les portenos argentins fatigués sont les lointains cousins des voyageurs errants, bons pour la casse, tandis que d’inquiétants troisièmes couteaux œuvrent à massacrer divers coins de la planète, qui par l’argent, qui par les armes…

Le ton est revendicatif comme à son habitude, mais la forme s’est nettement adoucie. Les guitares aux sonorités hard rock ont laissé la place à des cordes soyeuses. Après tout, un de ses albums s’intitule Causes perdues et musiques tropicales (2010), pour indiquer qu’il est possible de dénoncer certaines horreurs sans pour autant hurler comme un enragé. C’est une autre forme de rage, plus sourde et subtile, construite, calculée. Le tube heavy Traffic a ainsi disparu de la setliste. Les spectateurs ont par contre eu droit à un moment exceptionnel avec Noir tango interprété avec le quatuor à cordes lyonnais Emana, qui a pris la place du quatuor Ebene, présent sur l’album original. Moment de grâce. On rêve de Buenos Aires, de ruelles, de places éclairées…

Sur la chanson O gringo extraite de l’album éponyme (1979) – l’un des tous premiers achetés par le scribe, en même temps qu’il assistait à son tout premier concert l’année suivante en compagnie de son défunt père – Lavilliers invite le chanteur brésilien Ricardo Vilas, au pedigree étonnant : étudiant, engagé dans des actions contre le régime militaire, il est arrêté et emprisonné en 1969 par la junte militaire. Expulsé au Mexique, il trouva refuge en France, avant de revenir au pays dix ans plus tard. Le duo est d’autant plus touchant sur les paroles chantées en portugais (Sou um gringo que não fala brasileiro, ele é um gringo que não fala brasileiro, meu teto é o céu meu leito é o mar. Vilas aura par ailleurs scène libre pour interpréter un morceau de sa composition sous les bravos des spectateurs.

Bernard Lavilliers : 75 piges ? Toujours vivant !

On the road again, chanson maintenant patrimoniale, est proposée avec un nouvel arrangement. Le public murmure en cœur le refrain. Cependant, les habitués étaient un peu frustrés. Généralement, les fans les plus assidus avaient pour habitude de se masser juste devant la scène et de danser. Or, point de danse à proprement parler jusque-là. De beaux morceaux intimistes, certes, mais point de mouvements de popotins jusqu’au méga tube … Idées noires. « Hier, c’était carré, là, on va se lâcher ! » lance le chanteur, invitant les spectateurs à se mouvoir sans retenue. Le scribe se retrouve coincé entre deux sexagénaires démentes littéralement hypnotisées par Bernaaaard. Téléphone portable vissé aux mains, elles ne perdaient pas une miette des déhanchements lascifs du chanteur. Il fallait vraiment marquer son territoire ! Une masse de corps est désormais agglutinée devant la scène. C’est du délire quand le chanteur grimpe dans la salle sur l’emblématique Salsa… C’est une latine, de Manhattan…

Ne sois pas triste, on se reverra

Lavilliers a récemment clamé qu’il ne voulait pas faire « l’album de trop ». Sous un soleil énorme est son 23ème en quasiment 50 ans de carrière. Une pure merveille. En 2019, il a cependant subi une grave intervention cardiaque. Depuis, il indique parfois vouloir se ménager, arrêter les tournées en groupe, mais se consacrer à des spectacles plus exceptionnels. La chanson Marin (2004) semble prémonitoire : Je suis marin, un peu artiste, j’aime les ports que tu aimas, j’aime l’amour et la musique, ne sois pas triste, on s’reverra.

Quoi qu’il en soit, il affiche une forme splendide sur scène, esquissant quelques pas de danse histoire de titiller ses fans féminines. Le morceau emblématique Les mains d’or est dédié à son père disparu il y a 8 ans. Emporté par les musiciens survoltés, tout cela se transforme en un moment très … tzigane. Moment de gravité pour conclure avec la très rare Malédiction du voyageur (1980), dont on ne peut oublier les paroles J’ai souvent changé ma peau pour du métal, ce que tu penses de moi, m’est bien égal, si je chante c’est pour ne pas mourir un jour.

En tous les cas, on se reverra certainement ailleurs, et on dansera une salsa à tomber.

Chapeau, hombre !

Patrick Ducher 

La setliste : 1. Les portenos sont fatigués 2. Voyageur 3. Scorpion 4. Samedi soir à Beyrouth 5. La grande marée 6. Petit 7. Je cours 8. Beautiful days 9. 3e couteaux 10. Bon pour la casse 11. O Gringo (puis chanson en solo de Ricardo Vilas) 12. On the road again 13. Le cœur du monde 14. Noir tango 15. Gentilhommes de fortune 16. Idées noires 17. Stand the ghetto 18. Toi et moi 19. Borinqueno 20. La salsa Rappel : 21. Marin 22. Les mains d’or 23. La malédiction du voyageur.

Extrait du Concert :

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