Combien de dinosaures de la pop et du rock nés dans les années 40 peuvent prétendre remplir des arènes de nos jours ? Bob Dylan (1941), Neil Young (1945), les ex-Pink Floyd David Gilmour (1946) et Roger Waters (1943, mais hum-hum sur sa santé mentale) et puis … plus grand monde. Et puis, il reste Paul « Macca » McCartney (1942), increvable gardien de la flamme beatlesienne encore en exercice et toujours bon pied bon œil. Peu de choses à jeter dans ses productions et une discographie pléthorique : 13 albums avec les trois autres gars de Liverpool, une demi-douzaine avec les Wings, une vingtaine en solo, sans compter les disques de musique classique et autres projets, cela fait quasiment une cinquantaine d’œuvres à son actif. Le White Album, Sgt. Pepper, Let It Be, la compilation rouge et bleu font partie du bréviaire de tout honnête fan. Donc respect à Sir Paul !
« Got back », une tournée de deux ans
Après un passage lyonnais annulé le 7 juin 2020 pour cause de Covid, McCartney avait relancé la machine en 2022 avec la tournée « Got Back » entamée en 2022 aux États-Unis, puis poursuivie en 2023 (Australie, Brésil, Mexique) et enfin en 2024, avec une série de 15 concerts passant par l’Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Chili, Uruguay, Costa Rica, Mexique) puis l’Europe et donc la France, enfin… Paris, les 4 et 5 décembre 2024. Ensuite viendront l’Espagne et le Royaume-Uni.
Le site internet de la Defense Arena – la plus grande salle de concert couverte en Europe avec 40 000 places – indiquait : « Paul McCartney à Paris La Défense Arena, c’est un événement unique dans une vie. Restez en alerte pour ne pas manquer toutes les informations liées à cet événement extraordinaire ». Quelques jours avant les deux concerts parisiens, l’inénarrable Stéphane Bern avait laissé entendre que Macca chanterait pour l’inauguration de Notre-Dame avant de rétropédaler, la productrice française des deux concerts, Jackie Lombard, ayant démenti cette information.
Une ferveur palpable
J’avoue que les « grands-messes » me rebutent, car le pékin de base qui n’a pas les moyens d’être en fosse en Carré Or ou en loge VIP doit se contenter de fixer des écrans vidéo situés à cinquante mètres, ou subir une sono écrasante dans les gradins. De plus, j’avais lu de nombreux retours négatifs concernant l’acoustique de l’Arena après le concert de Roger Waters en juin 2018. Quoi qu’il en soit, 40 000 pèlerins se pressent par ce jeudi frisquet pour prendre la suite de ceux ayant déjà assisté aux vêpres la veille. On entend diverses langues étrangères et toutes les tranches d’âges sont représentées, du teenager arborant fièrement un blouson « Beatles » rouge vif au fringant couple de septuagénaires en doudounes. Concernant McCartney, je restais sur une impression mitigée après avoir visionné son passage au festival de Glastonbury en juin 2022. Il était clair que sa voix ne pouvait plus monter dans les aigus et ce fut aussi le cas jeudi soir (le début de Let It Be, notamment, pique un peu les oreilles).
Cependant, il reste la ferveur, l’enthousiasme, la communion et l’émotion, ce qui n’est pas rien. L’Arena tarde à se remplir et, pour meubler l’attente, un DJ distille d’infects remixes des Beatles. A 20 heures 40, le pimpant octogénaire fait enfin son apparition dans une clameur assourdissante. Ses joues mangées de barbe masquent le rose de ses joues. Il annonce qu’il y aura de vieux morceaux, quelques morceaux plus récents et des morceaux « du milieu ». Il ponctue chaque intermède de mimiques gestuelles. Son backing band comprend deux guitaristes américains – les impeccables Rusty Anderson et Brian Ray – un claviériste anglais chevronné, Wix Wickens, et un fantastique trio de cuivres, les Hot City Horns sans oublier le musculeux batteur Abe Laboriel Jr. Macca va gratouiller un peu sa basse, tâter du piano et se mettre parfois à la guitare, notamment sur le mémorable Blackbird, éclairé par un pince mince filet de lumière.
Une soirée juke-box remplie d’émotion
Le fan occasionnel est rassasié car il entend de nombreux tubes parmi les 36 morceaux distillés par le liverpudlian en deux heures et demie : une vingtaine de titres des Beatles, une dizaine des Wings mais seulement une demi-douzaine provenant de ses propres albums solo, pourtant largement plus nombreux. Il fallait plaire au plus grand nombre et les pépites n’ont pas manqué. Certains morceaux sont peut-être moins connus du spectateur lambda que je suis, tels que Come On to Me (extrait de Egypt Station, 2018) ou My Valentine, dédié à son épouse présente dans la salle, l’américaine Nancy Shevell. Nous avons droit aussi à In Spite of All the Danger (1958 !), le tout premier titre gravé par les aspirants Beatles, alors appelés les Quarrymen. Pléthore de morceaux appartiennent désormais au patrimoine mondial de la pop (voir le détail en fin de cette chronique). En 2021, le documentaire Get Back réalisé par le cinéaste néo-zélandais Peter Jackson – également présent dans la salle – avait permis de découvrir des images rares des quatre musiciens en studio.
On est assourdi par la pyrotechnie qui ponctue Live and Let Die. On pleure en découvrant des images de Lennon qui accompagne Paul pour un vibrant Get Back. Flashback : me voilà au début du mois de juillet 2023 à Londres. Alan Howell, le jovial guide du « London Rock Tour » régale d’anecdotes notre petit groupe d’ex-fans des sixties sur la fameuse session jouée sur le rooftop des studios Apple au 3 Savile Row. Mais revenons à Paris. De Lennon, il est aussi question sur le poignant Here Today et encore plus sur I’ve got a feeling quand McCartney le laisse chanter par écran interposé, lors de la fameuse session du rooftop. « Everybody had a hard year, everybody had a good time » susurre John, rouflaquettes au vent.
Something est dédié à George Harrison et les spectateurs découvrent des images du Beatle – disparu en 2001 – à différentes périodes de sa vie. Le morceau inédit Now and Then donne lieu à un diaporama animé des Fab Four rempli de moments où les quatre font les zouaves, comme souvent lorsqu’ils sont filmés. C’est peut-être le moment le plus émouvant des 2 heures 30, notamment quand on les découvre réunis par la magie des images de synthèse de Peter Jackson, avec un Harrison costumé en mode « Sergent Pepper », Lennon étant à la guitare et Ringo et Paul au chant. Les paroles prennent un sens particulièrement poignant « Now and then, I miss you, Oh, now and then, I want you to be there for me, Always to return to me, I know it’s true, It’s all because of you, And if I make it through, It’s all because of you ». L’ébauche de ce morceau imaginé par Lennon en 1977 avait été retrouvée par Yoko Ono qui l’a confié aux deux survivants pour en faire quelque chose.
Un dernier tiers pour revisiter les classiques
À défaut de briquets, des dizaines de milliers de smartphones illuminent la Defense Arena sur Let It Be. Parenthèse : dans son émission « Carpool Karaoke », l’animateur anglais James Corden balade en voiture des invités prestigieux (Céline Dion, Adele, Bruno Mars etc.), un prétexte pour pousser la chansonnette avec eux. En 2018, il revient à Liverpool avec McCartney, au volant d’une grosse voiture noire. Corden avoue tout de go à l’ex-Beatle : « Ta musique est positive, pleine de joie, porteuse de messages d’amour, d’unité et je pense que c’est encore plus pertinent que jamais de nos jours » et McCartney de répondre : « On pensait qu’on allait durer dix ans et que ça allait disparaître, mais l’histoire continue. Un jour, alors que ma mère venait de décéder, j’ai fait un rêve. C’était dans les années 60. Elle me rassurait en me disant ‘’Tout ira bien. Ne t’en fais pas. Let it be’’. C’est elle qui m’a appris à rester positif. Et du coup, j’ai écrit la chanson ». Et les deux hommes se lancent dans un a capella émouvant. Corden ne peut retenir ses larmes : « ça me fait quelque chose. C’est trop pour moi, je ne l’ai pas senti venir ». Paul lui tapote l’épaule : « Eh oui, ça fait quelque chose. C’est le pouvoir de la musique, c’est étrange, non, ce que ça peut produire chez toi ? ». Corden conclut ce moment en évoquant son grand-père musicien et son père lui intimant d’écouter « la plus belle chanson jamais écrite ».
Back in Paris. Paul interprète Hey Jude seul face à la scène derrière un piano multicolore. L’immense chorale de l’Arena prend le relais et le chanteur invite les filles, puis les garçons pour des « la-la-la » enchanteurs. Les Kleenex sont de sortie. Quoi, déjà plus de heures et il n’a même pas l’air fatigué ? Les rappels sont musclés avec notamment un Helter Skelter hard-rock et un bouquet final avec le medley Golden Slumbers / Carry That Weight / The End. Bien sûr, le répertoire est tellement riche qu’on aurait aimé A Day in The life, Silly Love Songs, All You Need is Love ou le magnifique Women and Wives du très chouette dernier album.
Les amateurs pointus ne sont pas surpris par la setlist mais contents d’entendre les fantastiques Letting Go, I’ve just seen a Face et Nineteen-Hundred and Eighty-Five. Mais « In the end, the love you take is equal to the love you make ». Tout est dit… « À la prochaine » nous dit Paul sous des applaudissements nourris. Après un passage obligé par le stand de merch (« 45 euros le tee-shirt, c’est abusé »), il est temps de rejoindre le métro. 40 000 pèlerins créent un embouteillage digne d’un départ de vacances sur la Nationale 7. Il commence à pleuvoir, les vendeurs d’affiches à la sauvette se lamentent. « If the rain comes, they run and hide their heads »…
Texte, photos et vidéo : Patrick Ducher
Setlist 1. Can’t Buy Me Love (Beatles, A Hard Day’s Night, 1964) 2. Junior’s Farm (Wings, Junior’s farm, 1974) 3. Letting Go (Wings, Venus and Mars, 1975) 4. Drive My Car (Beatles, Rubber Soul, 1965) 5. Got to Get You Into My Life (Beatles, Revolver, 1966) 6. Come On to Me (Egypt Station, 2018) 7. Let Me Roll It (Wings, Band on the Run, 1973) 8. Getting Better (Beatles, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, 1967) 9. Let ‘Em In (Wings, Wings at the Speed of Sound, 1976) 10. My Valentine (Kisses on the Bottom, 2012) 11. Nineteen Hundred and Eighty-Five (Wings, Band on the Run, 1973) 12. Maybe I’m Amazed (McCartney, 1970) 13. I’ve Just Seen a Face (Beatles, Help, 1965) 14. In Spite of All the Danger (The Quarrymen, 1958) 15. Love Me Do (Beatles, Please Please Me, 1963) 16. Michelle (Beatles, Rubber Soul, 1965) 17. Dance Tonight (Memory Almost Full, 2007) 18. Blackbird (Beatles, White album, 1968) 19. Here Today (Tug of War, 1982) 20. Now and Then (Beatles, demo 1977) 21. Lady Madonna (Beatles, Hey Jude 1970) 22. Jet (Wings, Band on the Run, 1973) 23. Being for the Benefit of Mr. Kite! (Beatles, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, 1967) 24. Something (Beatles, Abbey Road, 1968) 25. Ob-La-Di, Ob-La-Da (Beatles, White Album, 1968) 26. Band on the Run (Wings, Band on the Run, 1973) 27. Get Back (Beatles, Let It Be, 1970) 28. Let It Be (Beatles, Let It Be, 1970) 29. Live and Let Die (Wings, Red Rose Speedwagon, 1973) 30. Hey Jude (Beatles, Hey Jude, 1968) Rappels: 31. I’ve Got a Feeling (Beatles, Let it be, 1970) 32. Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (Beatles, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, 1967) 33. Helter Skelter (Beatles, White Album, 1968) 34. Golden Slumbers / Carry that Weight / The End (Beatles, Abbey Road, 1968).
Flashback : nineteen hundred and eighty nine, l’histoire de deux ados dingos de paulo
C’est l’histoire de deux copines adolescentes de 15 et 16 ans vivant au Havre que nous appellerons Céline et Pauline, des prénoms qui riment très bien ensemble. Elles ont vu McCartney il y a 35 ans, le lundi 9 octobre 1989, alors que Flowers in the Dirt venait de sortir. C’était l’album du renouveau pour McCartney, aidé d’Elvis Costello – le tube My Brave Face sorti en mai avait fait un tabac – et c’était sa première tournée mondiale depuis les Wings 14 ans avant. Il passait au POPB (Accor Hotel Arena maintenant) pour 3 dates, les 9, 10 et 11 octobre. Que le chemin fut long jusqu’à Bercy. Flashback.
A l’époque, il fallait acheter les places de concerts dans une FNAC. Or, il n’y en avait pas au Havre. Aucun problème n’ayant de solution, une tante parisienne de Pauline se proposa d’acheter les précieux sésames, car sa nièce bassinait en effet toute la famille avec McCartney. Certes, il faudrait rembourser les billets (170 francs tout de même !) et plusieurs semaines d’argent de poche allaient y passer. Mais quand on aime… Il faudra aussi convaincre les parents respectifs. Une formalité… enfin, presque car, du côté de Céline, ce n’était pas gagné. Elle informera sa mère seulement trois jours plus tard, en se répétant les mots qu’elle pourrait bien utiliser pour révéler le projet de cette folle virée.
Finalement, le plan se met en marche : c’est le père de Pauline, magnanime, qui conduira les filles du Havre jusqu’à Bercy, puis qui repassera plus tard pour les chercher. « Ça paraissait tellement simple et possible chez toi, alors que chez moi c’était un truc de dingue, j’avais l’impression que ton père nous emmenait au Mexique ! » avouera Céline 35 ans plus tard. Mais il fallait encore pénétrer dans la salle. Est-ce qu’on allait laisser rentrer deux ados comme ça ? Et puis, elles risquaient de se perdre dans cette salle immense construite cinq ans auparavant. La capacité devait être de 5 000 places à l’époque, mais il n’y avait pas de placement comme maintenant. Ouvrant une porte noire qui menait à la salle, Pauline constate qu’il n’y a pas trop de monde devant la scène. Elle se précipite, entraînant dans sa course une Céline tétanisée et qui se demande si elles ont vraiment le droit d’être là (« Mais comment ça, en bas » ? C’est pas ce qui est écrit sur la place !!! ») mais elle obtempère (« On s’en fout, on y va ! » lui rétorque Pauline). Dans le souvenir de la cadette du duo, elles prennent place juste devant la scène au premier rang, un peu sur la gauche. Un type les avait laissé se mettre devant lui, car cela faisait plusieurs fois qu’il voyait McCartney en concert. Dans le souvenir de Céline, elles étaient censées être dans les gradins.
Le noir est arrivé au bout d’un moment indéterminé, la salle est devenue silencieuse. 35 ans plus tard, les oreilles des filles résonnent encore du premier morceau, Figure of Eight, extrait de Flowers in the Dirt. « A l’époque, il a joué la quasi-intégralité de son tout dernier album [1] » raconte Pauline. L’émotion est forte et, plusieurs fois, quelques Beatlemaniaques sont évacués sur le coin de la scène. Les deux filles, quant à elles, pleurent de joie. « Je n’ai jamais ressenti ça de nouveau. Cet élan, quand il est arrivé, ce truc qui devenait réel. Des heures à écouter ses disques, à chanter à tue-tête ou à pleurer comme une madeleine et il était là. Comme si une partie de moi était là sur scène. Le fait que toute l’organisation ait été un truc surréaliste pour moi a rendu le moment encore plus exceptionnel » texta Céline à sa camarade quelques semaines avant le concert à la Défense Arena.
Quant au père de Pauline, il revint placidement chercher les deux écervelées, comme si de rien n’était. Et pourtant, il ne savait pas qu’il avait conduit deux ados à la soirée la plus intense de leurs jeunes vies (voire plus !). « It’s just another day… ».
[1] Du moins 5 titres sur les 12 que compte l’album. Setlist du concert ici.
Larges extraits du concert :