Ce vendredi 27 septembre, Bernard Lavilliers donnait son 2ème concert de suite en configuration orchestre symphonique à l’Auditorium de Lyon dans le cadre de la tournée Métamorphose, le nom de l’album sorti en novembre 2023. A la suite d’un concert exceptionnel donné à la Maison de Radio France en avril 2022, le Stéphanois a eu envie de revisiter certains de ses plus grands succès. Il ne s’agit nullement d’un simple enrobage de cordes et de cuivres, mais réellement d’un accompagnement nouveau imaginé par Cyrille Auffort – déjà aux manettes lors de l’hommage à Léo Ferré en 2006, dans ce qui s’appelait alors l’Auditorium Maurice Ravel – qui donne aux textes une nouvelle résonance.
Un reportage de Patrick Ducher
Impossible de prendre la route avec plus de 50 musiciens. Lavilliers a donc mis à contribution les orchestres des différentes villes dans lesquelles il s’est produit avec la quasi-intégralité de ses propres musiciens, à savoir Michaël Lapie (batterie, guitare), Vincent Faucher (guitares), Xavier Tribolet (piano, accordéon, batterie) et Antoine Reininger (basse, contrebasse). Pour le 14ème concert de la tournée en cours, Lavilliers s’est appuyé sur l’Orchestre National de Lyon (ONL).
Des débuts intimistes
L’ambiance sera clairement moins rock’n’roll que lors des festivals d’été ou des tournées habituelles. Il suffit de jauger le public. À côté et derrière moi, des retraités d’IBM causent téléphonie. Madame applaudira mollement sur les tubes. Surprise avec Fortaleza en ouverture que Bernard joue seul à la guitare sèche. Il est rejoint de ses comparses et je sens venir une première émotion lorsqu’il interprète Salomé, dédiée à sa fille née en 1987 (« Quand Salomé dort, elle est protégée par la Yemanja. Quand Salomé rêve, on dirait qu’elle entend des bossas-novas »).
Émotion, car je ne l’ai jamais entendue en « live ». J’apprends aussi qu’elle se remet d’une douloureuse maladie. Mélodie entêtante et rythmes caribéens. On ferme les yeux pour peut-être s’imaginer à Cuba. Autre moment qui font se dresser les poils quand il entonne « On n’est pas d’un pays, mais on est d’une ville… ». Oubliées les rivalités de clocher attisées par des footeux hooligans débiles. Saint-Étienne pourrait être Maubeuge, Tourcoing, Dinan … De mémoire, je crois que l’écrivain irlandais James Joyce a dit qu’il avait écrit Dubliners pour décrire le monde, et pas seulement sa ville. C’est bien ce que représente cette chanson, d’une certaine façon. Le Stéphanois descend les quelques marches qui le séparent du public, histoire de détourner l’attention pendant que les musiciens de l’ONL se mettent en place. Miraculeusement, la batterie de M. Lapie se retrouve au fond de la scène protégée par un écran de plexiglas et encadrée par deux percussionnistes.
Le souffle semble un peu court, on a parfois du mal à entendre les apartés en début de chanson, alors on se laisse porter par les cordes et les cuivres. Chaque note semble avoir été pensée pour tomber pile sur des paroles, des mots précis. La majeure partie des 24 morceaux sont issus des flamboyantes années 70 et 80. Il a fallu attendre On the road again pour enfin entendre le public applaudir chaleureusement. Impossible bien sûr de comparer un concert « placé » (et assis) d’un concert debout, forcément plus rock. Le lieu, le public, l’ambiance… Tout est différent. Ce soir, c’est un peu coinços. Je sens bien que mes trémoussements indisposent mes voisins.sines et je m’en fous un peu.
Flashback Auvergne, printemps 1980
Nous revenons de Montluçon en voiture avec notre mère, mon frère et moi après avoir rendu visite à Héloïse, notre grand-mère maternelle mourante. Ambiance pesante. La radio est allumée et nous entendons ceci : « Traffic vertue, j’aime ou je tue. Magique exclue, Hors de ma vue ». Instantanément, mon frère (dix ans à l’époque) et moi reprenons en chœur le refrain qui claque comme un coup de fouet : « Que veux-tu que je sois, dans cette société-là ? Un ange ou un cobra, un tueur ou un rat ? Où veux-tu que je vive, dans la radioactive ? Quand veux-tu que je meure d’un bel accord mineur ? ».
Quelques semaines plus tard, mon père déclare en me ramenant du lycée : « On va voir Lavilliers ce soir à Clermont. Il chante la zone ». Si le nom du chanteur m’était devenu familier, je n’avais aucune idée de ce qu’était cette « zone ». Et me revoilà avec 3 000 personnes à la maison des sports de Clermont-Ferrand pour un concert de 3 heures dont l’ado que j’étais ne se souvient que du fait que son père avait voulu partir avant la fin pour éviter les embouteillages… J’ai relaté ces anecdotes à mes parents il y a une dizaine d’années. Aucun souvenir de leur part.
Flashback, Villars-les-Dombes 4 septembre 2022
Je laisse un message vocal sur le portable de ma mère, en convalescence depuis quelque mois chez mon frère, pour lui dire que nous sommes devant la scène à attendre Lavilliers. Je réitère deux jours plus tard après lui avoir envoyé mon compte-rendu. Elle décédera trois jours plus tard. Autant de souvenirs qui m’explosent le cortex quand résonnent les paroles de On the road again : « On attendait que la mort nous frôle. Elle nous a pris, les beaux et les drôles… ». Papa en mai 2020, maman en septembre 2022, mon confrère, mentor et pote Arnaud en août 2023, ça commence à bien faire, bordel ! Je ne sais pas si les anciens d’IBM ont vu que la cadence de mes trémoussements s’était réduite… « On chante toujours pour les absents » nous avait dit Lavilliers en préambule.
Une voix, une posture
Le chanteur est vêtu intégralement de noir. Tantôt statique tenant son pied de micro, tantôt accoudé au piano de Xavier Tribolet, tantôt il se meut tel un guépard sur le devant de la scène, esquissant quelques timides pas de danse qui déclenchent des applaudissements nourris. Pas d’Idées noires, mais une version étonnante de Traffic, une autre assez sobre des Mains d’or. Sur Guitar Song, Vincent Faucher est littéralement scotché au patron.
En aparté, le guitariste me confiera que la configuration orchestrale de la tournée a nécessité de longues répétitions. Vient La malédiction du voyageur – encore un morceau de 1980, tiens tiens – avec lequel il terminait la tournée précédente. Standing ovation « Vos applaudissements me donnent une force incroyable » dit-il avant de se retirer. Les lumières se rallument. Les applaudissements durent, durent… Pas si coinços que ça finalement le froid public de gones ? Nous avons droit finalement à une nouvelle version de On the road again. Il hésite, se trompe, recommence, se laisse porter par les spectateurs qui font office de prompteur vocal. C’est fini au bout de plus de deux heures.
Flashback Lyon 16 octobre 2018
À l’occasion du festival Lumière, Lavilliers est invité à parler cinéma en soirée par Thierry Frémaux. Avant cela, il dédicace à la Fnac de Bellecour un recueil de paroles de ses chansons maquetté par son épouse Sophie, intitulé Je n’ai pas une minute à perdre. J’attends l’occasion de partager avec lui un souvenir qui m’est cher.
Après le fameux concert de Clermont-Ferrand, je suis retournée en mobylette – une Motobécane 51 Black qui avait fière allure au lycée – depuis mon petit patelin jusqu’à la capitale locale (90 kilomètres aller-retour) avec l’album Nuit d’amour sous le bras. Betty, qui figure dessus, n’a que très rarement quitté le répertoire du Stéphanois. Me voilà en train de livrer ma petite histoire. Frémaux n’a de cesse de le presser (« Il faut y aller, on sera en retard… »), ce qui semble agacer prodigieusement Bernard. Il me lâche cependant « Ah, j’ai eu une Motobécane moi aussi ».
La grande marée des émotions
Les spectateurs quittent doucement les lieux. Je me précipite devant la scène. J’avise un technicien en faisant un signe de connivence et en pointant un morceau de papier à ses pieds. « Momo, tu as une setliste ? » s’enquiert-il auprès du régisseur scène. « Tu peux filer celle-là » rétorque ce dernier. « Elle est un peu niquée ». Je prends le relais en disant : « Ça ne fait rien, au contraire ». Il y a les traces de ses chaussures dessus, comme sur celle du Zénith de Paris récupérée début janvier 2023.
La collection s’agrandit. Une vingtaine de concerts en tout depuis 1980. Beaucoup moins que certains, plus que d’autres. Nous retrouvons par hasard une amie et son mari dans le hall. Papotages et échanges d’impressions. Elle compte ensuite le revoir deux fois, à Paris et à Troyes. Il fait un peu frais dehors ce soir. Toute la semaine, un rhume m’a mis KO, sans parler d’un lumbago tenace. Nos pas nous dirigent vers l’entrée des artistes, sans grande conviction. Je n’ai jamais fait cette démarche pour un artiste. Nous attendons quelques instants. Par réflexe, je sors ma setliste et, miracle, j’ai un stylo en poche. Le chanteur sort précipitamment, une énorme écharpe autour du cou. Il doit se ménager, il a un concert à la maison demain, à Sainté, qui sera capté pour la télévision.
C’est son manager qui gère les photos, à peine 2 ou 3 et le voilà parti. Tout juste le temps de l’agripper avant qu’il ne file. Les musiciens échangent ensuite très gentiment quelques mots, et acceptent de laisser une petite griffe sur mon bout de papier. Pauline est contente de montrer à Vincent le petit panneau déployé au Zénith de Paris lors du dernier concert de la tournée Sous un soleil énorme. « Un très bon souvenir » dit le guitariste avec un large sourire. Une dame est venue de Suisse avec sa fille. Elle a vu le chanteur pour la première fois en « septante-sept ». Chapeau bas, Jocelyne. Je lui prête mon stylo. Apprendre à se laisser porter par l’instant. Un autographe n’est pas un dû, mais un cadeau. Ce soir, j’ai eu un bel anniversaire. Moins jeune, certes, encore relativement large d’épaules et toujours fringant… On the road again !
Post-scriptum. Une boucle a été bouclée ce soir. C’est grâce à mon père que j’ai découvert en live Bernard Lavilliers (et plus tard Peter Gabriel). Fan de jazz, il a animé une émission de jazz au moment du boom des radio locale, en l’occurrence RLT (Radio Locale Thiers). Il appliquait un soin minutieux à recenser les albums de sa collection, à faire des listes de morceaux. Il a tenté de m’initier à ce genre musical, mais à part le Miles Davis de Kind Of Blue, ce n’est que bien années plus tard que j’ai compris et apprécié cette musique (et fait tatouer sur mon avant-bras la silhouette du trompettiste américain pour ne jamais oublier cet héritage paternel).
En outre, mon padre était un spectateur assidu du festival « Jazz en tête » de Clermont-Ferrand. Il adorait aller backstage taper la discute avec des musiciens de divers endroits des États-Unis. Je me souviens qu’après avoir obtenu la dédicace de Lionel Hampton (?), il avait critiqué son jeu de batterie trop mollasson à son gout ce soir-là. Le musicien piqué au vif lui avait arraché son programme des mains et avait raturé sa propre dédicace ! J’ai toujours esquivé ces moments-là – j’étais d’une timidité quasi-maladive étant ado – mais je sais qu’il avait entraîné mon frangin dans certains périples. Quoi qu’il en soit, la musique est toujours restée un des moyens de communication non-verbaux entre nous, à défaut d’avoir su/pu le faire correctement par les mots. Des dizaines d’années plus tard, me voilà chroniqueur par passion sur le blog culturel caladois Cineartscene, et parfois assez volubile tout en sachant écouter certains artistes, musiciens, photographes, dessinateurs, romanciers… L’art pour rester debout et panser/penser.
Cette chronique est dédiée à deux personnes qui se reconnaîtront, ainsi qu’à mes parents, Jean-Paul et Jacqueline, qui me manquent horriblement, sans oublier ma danseuse du sud.
Texte, photos et vidéos de Patrick Ducher sauf photo de Pauline, Patrick et Bernard Lavilliers : merci à Fred !
La setliste : 1. Fortaleza 2. L’or des fous 3. Salomé 4. Les aventures extraordinaires d’un billet de banque 5. Manilla Hotel 6. Saint-Etienne 7. Fensch Vallée 8. Marin 9. On the road again 10. Traffic 11. Betty 12. L’espoir 13. Noir et blanc 14. La bandiera rossa 15. Petit 16. Noir tango 17. Attention fragile 18. Guitar song 19. O Gringo 20. La grande marée 21. Le clan Mongol 22. Les mains d’or 23 (rappel) La malédiction du voyageur 24 (rappel) On the road again.