Reportage et photos de Patrick Ducher
Chaque décennie accouche d’un petit prodige de la trompette jazz. Dans les années 2000, Roy Hargrove avait su fusionner jazz et hip-hop. Avant lui, Wallace Roney a longtemps été considéré comme l’héritier du “Dieu Miles Davis”, un fardeau sans doute beaucoup trop lourd à porter. Aujourd’hui, des trentenaires tels que Ambrose Akinmusire ou Ibrahim Maalouf portent l’instrument vers de nouvelles sonorités. On leur préférera cependant Christian Scott, qui était de passage à l’épicerie moderne de Feyzin (69).
Sa musique puise dans ses racines néo-orléanaises, dans le folklore des “Native Americans”, dans le hip-hop – pour l’attitude – tout en lorgnant avec respect du côté des illustres prédécesseurs. Le timbre chaud et enveloppant de son drôle d’instrument – clin d’oeil à Dizzy Gillespie – a enchanté l‘Epicerie Moderne, quasi-pleine pour découvrir en avant-première le dernier opus de la nouvelle star intitulé Ancestral Recall.
Le set commence par un déluge assourdissant de percussions amorcé par le très charpenté Weedie Braimah, puis chaque instrumentiste semble trouver son espace sonore au sein d’un magma en apparence très “free”. Ce début sera à l’image de toute la soirée : le quintet jouera à l’énergie et on ne saura jamais quelle direction il va prendre. Un problème initial de micro a obligé Scott à se rabattre pendant quelques minutes sur un tambourin, mais les choses vont vite rentrer dans l’ordre. Le trompettiste aux multiples breloques dorées est étonnant : cette star mondialement reconnue laisse cependant de l’espace et du temps de jeu à tous ses musiciens, notamment au sax Logan Richardson très bien mis en valeur par des solos millimétrés.
Christian Scott est un showman éclairé.
Christian Scott est un showman éclairé
Le claviériste Lawrence Fields, plus discret, tire son épingle du jeu par un touché cristallin, notamment sur son Fender Rhodes, et est applaudi chaleureusement à chaque intervention. La rythmique composée du jeune batteur Corey Fonville et du joueur de djembé et de percussions Weedie Braimah cogne dur et reçoit de vifs encouragements, sous l’oeil du maigrelet mais rigoureux contrebassiste polonais Max Mucha. Le public scande “Shallow water mama” pour le plus grand plaisir du quintet. qui ne s’attendait peut-être pas à un tel entrain.
Le set sera plutôt court – environ une heure et quart, hors apartés – mais restera dans les mémoires. Pourquoi ? Parce que Scott est un showman éclairé. Il dose parfaitement chacune de ses interventions et se met rarement en posture de “star” qui occupe constamment le devant de la scène. Son jeu puissant est félin. Tantôt le musicien se courbe sur sa trompette, imitant le dieu mentionné plus haut, tantôt il se tend vers le faîte de la salle d’une démarche chaloupée qu’amortissent d’épaisses “sneakers”.
Ce qui le différencie de ses collègues ? Son discours. Car Scott est bavard, très bavard. Il prend le temps de présenter chaque musicien par un petit speech personnalisé de plusieurs minutes. Fields sait, selon lui, parfaitement établir une connexion avec tout type de public, Richardson est un virtuose, Braimah a redéfini la posture du joueur de djembé. Quant à Mucha, sous une apparence taciturne, ce type est l’homme le plus rigolo et sensible du monde. Scott réserve une belle vanne pour son batteur en racontant que Fonville l’a litéralement harcelé pour jouer avec lui après la cérémonie des Grammy en 2007 à laquelle il participait dans le groupe du Grammy Jazz Band, invité grâce à une bourse du gouverneur de Virginie, à l’âge de 14 ans !
Christian Scott se meut de temps à autre dans la peau d’un être protéiforme, mi-pasteur pédagogue (“le jazz n’est pas réservé à une élite pédante, laissez-vous aller ce soir, ressentez la musique comme vous l’entendez !”), mi-politique (“Il faut voter. Notez bien que nous autres Américains avons merdé grave récemment”.) Selon lui, il ne faut pas se fier à nos préjugés, ajoutant que s’il avait écouté tout ce qu’on dit sur les Français, il ne serait jamais venu !).
C’est avant tout un fervent défenseur de l’égalité hommes-femmes, de l’égalité entre toutes les religions, entre toutes les orientations sexuelles et les couleurs de peau. Un tel discours aurait probablement de quoi choquer un public américain moyen. Mais à Feyzin, dans une salle aux racines rock et mondialistes, il est applaudi avec chaleur. Lors de son passage à Grenoble trois jours auparavant, il n’avait pas fait de rappel.
Manifestement en territoire conquis, le quintet jouera un morceau supplémentaire intitulé “Ritual” qui raconte un pow wow – un rassemblement d’anciens – accueillant en rythme de jeunes enfants aux oreilles vierges de toute musique. Les spectateurs sont conquis et se pressent pour échanger quelques mots et prendre des selfies avec Scott, flanqué de Corey Fonville et Weedie Braimah. Un mot gentil pour chacun, une patience exemplaire, il se dégage une impression de chaleur post-concert. Reconnaissant un groupe de fans français, il les accueille avec effusion, puis remercie un photographe lui ayant apporté quelques clichés. Le public était très mélangé : des seniors, des jeunes, des musiciens…
Le scribe lui confie qu’il a découvert le jazz grâce à son père qui, lorsqu’il était en reportage pour une radio locale en Auvergne, allait interviewer des artistes backstage. Une tradition se perpétue donc.
Les musiciens : Christian Scott – trompettes ; Logan Richardson – Saxophone ; Corey Fonville – batterie ; Lawrence Fields – Piano ; Weedie Braimah – Percussions et Max Mucha – Contrebasse.