Cineartscene est heureux de vous proposer une nouvelle rubrique, réalisée en partenariat avec la Librairie-Boutique des Marais, Chapitre 2. Chaque mois, Mohamed Biskri, libraire et acteur dynamique de la vie culturelle caladoise, nous proposera des coups de coeur. Avec ce mois, pour commencer, deux pour le prix d’un. Après Celle que vous croyez de Camille Laurens, cette semaine Titus n’aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai

Titus n’aimait pas Bérénice – P.O.L

bandeau_azoulaiAlors que nombre d’auteurs nous projettent dans un futur sombre, Nathalie Azoulai fait le voyage inverse dans l’un de ses romans les plus beaux et les plus délicats.

Son héroïne, ravagée par un chagrin d’amour, se tourne vers le Grand Siècle pour y puiser une consolation. Très prosaïquement et très lâchement, Titus annonce à Bérénice qu’il la quitte, malgré son amour pour elle, car il ne peut sacrifier sa famille à une aventure extra-conjugale. Une femme rejetée par son amant : la même histoire se répète depuis que la littérature existe. Comment Titus peut-il dire qu’il l’aime et l’abandonner ? Dévastée, elle s’identifie à l’héroïne de Racine : le grand dramaturge doit bien avoir une explication puisque Bérénice, le personnage éponyme de sa tragédie, connaît le même sort. Elle se plonge donc dans l’œuvre et la vie de l’écrivain qui prend le pas sur son histoire personnelle.

Ressuscité par une amoureuse trahie, Jean Racine s’anime, prend chair et devient son « frère de douleur ». Notre Bérénice découvre un orphelin destiné à rester dans l’ombre de Port-Royal, dans la rigueur janséniste et l’amour du grec. Mais ses ambitions n’ayant pas de limites, Jean connaît une ascension fulgurante, écrit une dizaine de pièces en autant d’années, éclipsant au passage son vieux rival Corneille ; il affiche ses amours tumultueuses avec les comédiennes les plus en vue, fréquente au cabaret un autre Jean (La Fontaine), devient le meilleur ami de Nicolas (Boileau), et se fait courtisan du roi Soleil qui le désigne comme son historiographe. Mais toute sa vie est rongée par une « antithèse cruciale » qui ne trouve pas de résolution, entre Dieu et le roi, entre Port-Royal et Versailles, entre le dépouillement de la vie chrétienne auquel il aspire et les ors boursouflés de la monarchie qui l’attirent.

L’auteur parle au cœur de Bérénice parce qu’il touche à l’intime, parce qu’elle se reconnaît dans ses amoureuses célèbres qui disent leur peine dans une langue simple. Oui, dit Racine, l’amour est égoïste et destructeur, parce que les hommes, victimes d’un destin misérable, sont gouvernés par leurs instincts, et moi le premier. Mais il lui dit aussi qu’à la bassesse, on peut opposer la dignité…

Nathalie Azoulai fait du « grand écrivain » un personnage romanesque passionnant, pétri de contradictions, jouet des passions, moderne et naturel. Au sortir de cette lecture, on a furieusement envie de relire le théâtre racinien, et l’on est aussi conforté, s’il en était besoin, dans l’idée que la littérature aide à vivre et à survivre.

Des mots sublimes pour guérir les maux du cœur

Même s’il s’agit de revisiter la vie et le cheminement de Racine, nous ne sommes pas dans une quelconque biographie mais bien dans un roman dont le dramaturge est le héros. Ce que cherche à savoir Bérénice c’est ce que l’homme a pu éprouver, quelles émotions l’ont assailli, quels drames l’ont forgé, quelles frustrations l’ont poussé. Rien dans son enfance ni son éducation ne le destinait au théâtre. Au contraire. A Port-Royal où il est pensionnaire sous l’autorité d’une tante après le décès prématuré de ses parents, on ne connaît d’amour que celui de Dieu. C’est dans l’étude des textes grecs et latins qu’il puise son inspiration mais c’est en cachette qu’il se nourrit de textes « subversifs » évoquant des passions entre les individus, des émotions dont il est interdit de faire état dans l’enceinte de l’établissement. Seule la tragédie l’inspire, et l’amour de la langue, sa volonté de simplifier pour la rendre plus limpide.

Pour Bérénice, revenir aux sources c’est aussi retomber sur terre. Faire le tri entre fantasmes et réalité. Entre le théâtre et la vie. Comprendre que si Titus l’a quittée, c’est qu’il ne l’aimait pas. Tout simplement.

Ce roman est un vrai cadeau qui fait chanter le texte aux oreilles du lecteur, servi par une belle érudition et un propos limpide. Il propose une réflexion salutaire sur les illusions de la passion et ses effets secondaires. Incitant pourtant à s’y laisser prendre plutôt qu’à s’en méfier. Quitte à relire Racine pour s’en guérir.

Mohamed Biskri

 

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