Chaque mois, Mohamed Biskri, de la Librairie-Boutique des Marais, Chapitre 2, acteur dynamique de la vie culturelle caladoise, nous propose un coup de coeur. Ce mois de mai, il nous parle de Majda en Aout de Samira Sedira, qui était présente à Villefranche pour présenter son livre le 30 avril dernier.
Majda en août – La Brune (Le Rouergue)
Quand on ouvre Majda en août de Samira Sedira, on assiste, gêné, à une scène tabou. Deux femmes, alcooliques, au PMU. Elles sont abîmées, leurs propos sont incohérents. C’est âpre et on détournerait presque les yeux.
Et puis, quasiment sans transition, Samira Sedira nous place face à Fouzia, une très vieille femme chez elle. Dans la banlieue du sud de la France. Auprès d’elle son mari Ahmed. Le coup de téléphone provient d’un hôpital psychiatrique. On leur demande de venir chercher Majda, leur fille aînée, adulte, qu’ils n’ont pas vu depuis trois ans.
Pénétrer dans l’enceinte d’un hôpital psychiatrique, pour Fouzia et Ahmed, qui plus est pour y retrouver leur fille est une épreuve. Une Épreuve.
C’est le mois d’août, sous la chaleur écrasante du mois d’août dans le sud de la France, ils vont ramenez Majda chez eux. Va alors débuter sous la plume splendide de Sedira, un huis clos sensible et fort : Majda en août.
Samira Sedira, c’est cette comédienne qui s’est brutalement retrouvée au chômage et qui a préféré être femme de ménage plutôt que ne pas travailler. De cette expérience, elle a tiré un roman L’Odeur des planches, publié au Rouergue aussi. Elle est née en Algérie en 1964. Elle est donc comédienne et écrivain.
Majda, c’est la fille. C’est l’aînée aussi. L’aînée de sept enfants. Etre une fille, c’est pas du tout comme être un garçon parce que naître fille, c’est naître servante, domestique, corps à donner, corps à servir, corps à louer.
Son corps. Voilà le problème, son corps, corps de fille, corps de femme bientôt. Sitôt son corps devenu visiblement celui d’une femme, ses frères, emmenés par Aziz, chef de meute auquel personne ne résiste, et les amis de ses frères la surveillent, la harcèlent, lui interdisent tout commerce avec les autres. Ils la traquent, devant son collège, dans la rue, partout. Puis ils vont plus loin, parce qu’elle ne dit rien, parce qu’elle accepte tout, parce qu’une fille ne vaut rien devant la volonté d’un garçon.
Elle subit les humiliations, les vexations, les insultes parce qu’elle a des seins, parce qu’elle est une fille, parce qu’ils peuvent le faire et pourquoi, dès lors, s’en priveraient-ils ?
Elle devient objet de désir potentiel et elle est donc coupable. Elle doit être punie, logique démente de la misogynie ordinaire. Les rapports de pouvoir, la violence comme arme d’assertion du pouvoir d’un sexe sur un autre. Jusqu’à la catastrophe, jusqu’au jour après lequel il sera pour toujours trop tard, sans jamais que les mots viennent à son secours. Le silence et le déni sont le refuge de cette famille. Tous savent, mais personne ne parle. Faire comme si rien n’était arrivé. Comme si ça pouvait effacer le passé.
Après, ce corps est porté comme un fardeau, allégé par les caresses presqu’anonymes de temps en temps, alourdi par les neuroleptiques qui rendent imperméables à soi-même.
J’ai aimé ce roman car la langue est belle et pleine de pépites, de joyaux qui restent à briller longtemps dans le noir de la mémoire. Elle accompagne Majda dans ses angoisses, dans sa folie, dans ses espoirs aussi : pouvoir parler, mettre enfin en mots tout ce qui lui fait du mal. Elle épouse aussi les sentiments incertains, les détours de la pensée embarrassée par le silence et la honte, l’incompréhension mutuelle et la solitude absolue à laquelle le mal-être de l’autre nous renvoie.
Je l’ai aimé aussi pour la façon dont Samira Sedira parle de la maladie mentale. Le passage dans l’hôpital psychiatrique est fascinant et terrifiant, la description des malades et des soignants est impressionnante, folie à peine jugulée par la chimie. Encore une fois, sans alourdir le trait, sans juger ni distribuer les bons et les mauvais points, l’auteur montre l’impuissance de l’institution à guérir, à aider, à soigner l’âme blessée des patients. Les infirmiers sont sans illusion, depuis trop longtemps confrontés à la situation pour s’en émouvoir vraiment non plus. Alors Tic-tac se fracasse la tête toutes les minutes contre le mur, il porte un casque, c’est tout, c’est le mieux qu’on peut faire pour lui. Alors Majda est bourrée de médicaments, ça ne soigne rien, ça rend transparent. Mais ne rien ressentir, c’est toujours ça de pris.
J’ai aimé ce roman, enfin, parce qu’il parle de femmes sans caricature. Majda, victime de ses frères, des amis de ses frères, d’un rapport entre les sexes qui pue le machisme et la violence ordinaire des rapports hommes-femmes, mais aussi de sa mère qui participe de cette inégalité et de cette culture machiste et misogyne. En donnant à sa fille la place de bonne, de garde d’enfant, de servante, elle alimente la machine à penser les femmes inférieures. Ce sont aussi les femmes qui perpétuent ces idées et ces attitudes, qu’on ne s’y trompe pas. Les femmes élèvent les femmes comme les inférieures des hommes. Les victimes engendrent des victimes.
Sans caricature encore, car le père n’est pas misogyne. Il est même perçu par ses fils comme dévirilisé : un mari qui n’impose rien à sa femme, qui ne lui interdit pas de sortir et ne s’enquiert pas de son emploi du temps, ne contrôle pas ses fréquentations et ne cherche pas à la dominer. Cette attitude lui vaut d’être critiqué et raillé, ce qui fait souffrir ses fils, les premiers à subir à l’école la violence de l’excentricité involontaire de leur père. Les fils, justement, élevés dans l’idée d’être soit dominants soit dominés, sans aucune alternative qui dirait la complexité de l’être humain et leur donnerait les moyen de renouveler leur vision des autres et d’eux-mêmes.
Samira Sedira sait admirablement dire ça, cet entrelacs de règles tacites et à peine conscientes qui font le tissu des rapports hommes-femmes et qui les ligote et les emprisonne. J’aime cette finesse d’analyse qui évite tous les clichés et qui permet de comprendre sans haïr stérilement.
J’ai bien écouté mais il n’y a pas de musique dans ce roman.
Mohamed Biskri