Reportage de notre envoyé spécial Patrick Ducher
Qu’est-ce qui fait qu’un être humain normalement constitué appelé “fan” va faire la queue pendant des heures sous un soleil abrutissant, alors qu’il sera privé de mouvements car entassé avec des milliers de ses congénères, qu’il restera debout (ou assis) sans jamais se plaindre, qu’il trouvera l’énergie de chanter, de taper dans ses mains, de sauter ? Sans doute parce que celui qui provoque ces comportements proches de la trance fait appel à des émotions très profondes, voire intimes. C’est ce qu’a constaté le scribe lors du concert-événement de David Gilmour, le guitariste et autre voix du mythique groupe Pink Floyd, ainsi que les 19.000 personnes entassées dans la majestueuse saline royale d’Arc-et-Senans dans le Doubs.
Ce concert du 23 juillet, c’est d’abord une question de logistique : 70 personnes ont été mobilisées pour monter la scène, pas moins de 16 camions de matériel sont venus dans le village. Des parkings ont été arrangés dans des champs en rase campagne pour l’occasion. À cause des événements récents, les spectateurs pouvaient légitimement se sentir oppressés. Des policiers en armes parcouraient le “sas” avant l’entrée tant attendue. Cependant, tout fut fluide, tant la circulation des personnes que la musique.
Des sexagénaires et d’anciens hippies aux longs cheveux gris ayant vécu les années d’or du rock progressif arborent des t-shirts avec le visuel iconique de “Dark side of the moon”, l’album ayant détenu le record de longévité dans le billboard américain. On croise aussi des quinquas avec leurs petits-enfants, des quadras et leurs enfants et des adulescents tatoués curieux de voir le guitar hero dont parlait papy ou tonton. Deux italiens portent un tshirt du récent concert-événement à Pompéi. C’est donc une foule bigarrée qui est venue communier à l’autel du rock, sous l’œil d’un gigantesque cercle de projecteurs lumineux. Si Gilmour ressemble désormais à un vieux raisin sec fripé vague sosie d’un Ernest Hemingway déplumé et bedonnant, son talent n’a rien perdu au fil des ans (il fête ses 70 ans tout de même !). Sa voix est rauque et métallique, ses doigts pincent les cordes de sa guitare, les maltraitent. Dix ans qu’il n’avait plus fait de concert en France. En 2015-2016, il ne s’est produit que dans 4 lieux chez nous, tous historiques et patrimoniaux (Orange, Nîmes, Chantilly, et donc Arc-et-Senans), sans doute pour casser la routine des gigantesques stades impersonnels. Deux heures trois quarts pendant lesquelles Gilmour fera plaisir à ces fans venus parfois de loin (Espagne, Italie, Canada, États-Unis, Belgique). Il entame le show avec le single issu de son dernier album éponyme, Rattle that lock (la phrase so long sin, au revoir chaos prend une résonnance particulière). Le spectacle fera la part belle aux chansons emblématiques du groupe anglais (13 sur les 22 du répertoire), écoutées avec attention et recueillement, tel Wish you were here, hymne interprété à la guitare sèche, ou Shine on you crazy diamond, dédié au fondateur de Pink Floyd, Syd Barrett qui est décédé en 2006.
David Gilmour fera la part belle aux chansons emblématiques du groupe anglais, écoutées avec attention et recueillement
Le guitariste sait se faire doux et romantique sur plusieurs de ses compositions, notamment The Blue ou On an island dont les paroles sont en symbiose totale avec les lieux (Let the night surround you, We’re halfway to the stars, Ebb and flow, Let it go). Tout en déroulant un show parfaitement huilé – il reste très statique, limite rigide – il surprend avec un jazz old school (The girl in the yellow dress, souvenir de ses années parisiennes au début des sixties). Il tire aussi des sons de sa guitare qui flirtent parfois avec un hard rock surpuissant (What do you want from me, One of these days, Fat old sun). La vidéo bouleversante de In any tongue projetée sur l’immense cercle lumineux de 25 mètres suspendu derrière lui prend une résonnance particulière (On the screen the young men die, The children cry in the rubble of their lives, What has he done? God help my son) étant données les événements tragiques liés au terrorisme Si les musiciens sont tous entièrement dévoués à leur leader, on notera la belle performance du jeune saxophoniste brésilien João Mello notamment sur Shine on et le claviériste Chuck Leavell (souvent employé par les Rolling Stones en tournée) sur Comfortably Numb, final époustouflant, violent, multicolore (des lasers traversent la scène, se répandant dans l’air de la saline). En réponse à sa propre interrogation concernant les motivations du fan, le scribe propose celle-ci. Si des gens de tous âges viennent voir les “vieilles légendes” rock (Neil Young, Bob Dylan, ou AC/DC tournent encore), c’est peut-être qu’il ne reste plus qu’elles pour les faire rêver, les émouvoir, les transporter, et les ramener à l’insouciance de la jeunesse pour beaucoup, ou pour faire ressentir des vibrations particulières qui ne sont peut-être plus tellement palpables dans la musique actuelle. Paraphrasant le philosophe Francis Wolf, il écrira que La musique nous émeut parce qu’elle nous meut.
CR et photos (C) Patrick Ducher
Set 1 : 5 A.M., Rattle That Lock, Faces of Stone, Wish You Were Here, What Do You Want From Me, A Boat Lies Waiting, The Blue, Money, Us and Them, In Any Tongue, High Hopes.
Set 2: One of These Days, Shine On You Crazy Diamond (Parts I-V), Fat Old Sun, Coming Back to Life, On an Island, The Girl in the Yellow Dress, Today, Sorrow, Run Like Hell, Rappels:, Time/Breathe (Reprise), Comfortably Numb
Les musiciens : David Gilmour – guitares, chant ; Chester Kamen – guitares ; Guy Pratt – basse, chant ; Greg Phillinganes – claviers, chant ; Chuck Leavell – claviers, chants ; Steve DiStanislao – batterie, percussion ; João Mello – saxophones, clarinette, ; Bryan Chambers – choriste ; Lucita Jules – choriste.
Plus d’informations : le site de David Gilmour.
In any Tongue :
Rattle That Lock :