Le blues, c’est pas compliqué : tu te mets dans un champ et tu cries » dixit l’humoriste Eddy Le Quartier. En fait, le blues, c’est très compliqué tellement c’est simple à jouer… en apparence. La preuve en a été donnée par Eric Mingus qui a livré une courte (1h15) mais épatante performance dans le cadre du Grand Barouf de RhinoJazz à Saint-Etienne ce vendredi 22 octobre.

Eric Mingus en concert au Grand Barouf à Saint Etienne - 221021

En ouverture de ce concert, le saxophoniste Lionel Martin – qui a passé 24 jours sur place dans une cabane en bois, en résidence H24 et 7/7 au milieu des tableaux et des sculptures du peintre Robert Combas – était en duo avec Gilles Tandy, chanteur du groupe punk français les Olivensteins dont le titre « Fier de ne rien faire » résonne encore dans les oreilles. Le duo a proposé une « Fun House Experience », un hommage furieux aux Stooges d’Iggy Pop. Pour la petite histoire, Lionel devait faire la première partie d’Iggy Pop il y a quelques années à Fourvière, avant de casser son sax au bout de quelques minutes. C’était la suite de la tournée avec Steve MacKay, saxophoniste sur le disque culte Fun House (1970). Cette aventure a été immortalisée par un disque live (Bunktilt & Steve Mackay Dig the Stooges). Ce soir, Tandy s’époumone et éructe notamment sur un « I Wanna Be Your Dog » dantesque, tandis que Martin souffle tel un possédé. Et c’est tout l’esprit des punks de Detroit qui revit le temps de trois morceaux ébouriffants.

Eric Mingus : « Je sais à peine parler anglais. Chez les Mingus, on communiquait par des grognements et des ronchonnements que nous seuls pouvions comprendre »

Plus tard, ce sont environ 200 personnes qui entendent, médusés, une voix de stentor s’élever derrière le rideau bleu masquant la scène. Les murs de la halle en tremblent presque. Un homme apparait, massif. Il est coiffé d’un chapeau blanc à larges bords, vêtu d’un pantalon ample et d’une tunique japonaise. Il chante un gospel a capella (« Mournin’ Wreck Um »), tout en déambulant dans les travées. Nul besoin d’un micro tellement sa voix porte. Le temps d’un tour derrière les spectateurs, il monte sur scène et termine sa déclamation.

Il semble un peu pataud, malhabile derrière le pupitre sur lequel sont posées les feuillets de ses chansons (« je ne porte pas de lunettes par coquetterie, mais des fois, c’est bien utile ») dont plusieurs figurent dans son dernier album The Devil’s Weight sorti sur le label lyonnais Ouch Records. Un petit miracle de gospel et de blues proche de l’os, âpre, embrasé, avec des paroles fortes. Les 8 titres ont été produits pendant le premier confinement et à distance. Eric a rendu hommage à son co-producteur, Lionel Martin. « Ce disque signifie beaucoup pour moi (It means the world to me) » dit-il visiblement très ému. « C’est très rare de bénéficier d’une telle liberté créative et j’en suis très reconnaissant » ajoute-t-il avant de s’emparer de sa guitare Fender grise. « Les paroles sont sérieuses, mais pas moi ». Sur « Gun Shy Boy », il éructe ainsi « And your world has started changing, you don’t seem to like my complexion ». Post-George Floyd, on a la gorge nouée.

Pendant son set, Mingus alterne un chant lourd et puissant – pendant lequel il est debout, dans une posture hiératique, face au public – et des morceaux plus doux. Il est alors assis avec sa seule guitare. Aucune pédale d’effets, aucune posture « flashy », juste du blues qui prend aux tripes. On perçoit une forme de timidité derrière sa carrure de bucheron et ses grands battoirs qui lui servent de mains. Il s’excuse de ne pas parler français – une langue qu’il a cependant apprise à l’école – et se remémore un passage dans la région avec la pianiste et compositrice Carla Bley il y a 30 ans. Il avoue ensuite : « Je sais à peine parler anglais. Chez les Mingus, on communiquait par des grognements et des ronchonnements que nous seuls pouvions comprendre ». Des propos lourds de sens.  Eric est le fils du célèbre contrebassiste Charles Mingus (1922-1979) qui avait la réputation de ne pas être un enfant de chœur, congédiant ses musiciens et devenant même parfois violent envers eux sur scène.
Dans son autobiographie intitulée « Moins qu’un chien » (Beneath The Underdog, 1971), il ne cache rien de ses addictions (drogue, alcool), ni de sa rage face au racisme. On imagine que le genre d’enfance vécue par le fils métis ne l’a sans doute pas laissé indemne. Dans l’émouvant « The Elephant in the room », Eric chante « The elephant in the room gets bigger every day ; we dance around the issues, but the furniture gets in the way ». Le ton se fait plus léger, presque fragile. La guitare devient un simple accessoire d’accompagnement qu’il frappe avec le plat de la main. « Voyons ce qu’on peut en tirer » soupire-t-il dans un demi-sourire.

Après le concert, il me confie que recréer l’ambiance du disque a été très compliqué car il n’a pas pu embarquer d’électronique avec lui, alors que sur le disque, il joue du piano, du synthé, des percussions et divers instruments en plus de la guitare. N’osant lui demander si le chapeau qu’il porte au début du set est un hommage à son père, je me contente de lui raconter ma « listening experience » de son magnifique album, qui m’a accompagné lors de chaque marche à pied pendant le 3ème confinement. « Thanks for telling me that !». Un large sourire apparaît sur son visage qui s’illumine. Moment très touchant quand il donne un immense « hug » à Lionel Martin. Il se murmure que d’autres projets communs verront le jour.

Le grand Barouf fut aussi l’occasion pour le saxophoniste lyonnais de présenter son 2ème album solo intitulé Solo – énergies multipliées et sous-titré « En plein Covid, essayer de chanter, jouer comme un guerrier». Ludovic Chazalon, le directeur artistique de Rhino Jazz, me raconte qu’il lui a déniché des lieux insolites tels qu’une usine de poutrelles métalliques, une étable, une fabrique de tresses et de lacets, dans lesquels le musicien a pu donner libre court à des improvisations étonnantes. De son côté, le photographe Christophe Charpenel (Citizen Jazz) m’explique qu’il a documenté le « making of » du disque, une aventure tout autant humaine que musicale. Le résultat : un joli petit livre intitulé Métaformes . Et une très belle soirée dans un cadre  magique.



Patrick Ducher

Un extrait du concert :

Et le clip de The Elephant In The Room :

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