Il est environ 15 heures 30 et Jean-Louis Musy, le gérant de la librairie Expérience située place Antonin Poncet à Lyon, râle. Une longue file anarchique de personnes se met en place dans l’arrière-boutique : elles viennent collecter une dédicace du dessinateur Guy Delisle à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage : S’enfuir – Récit d’un otage (Dargaud). “prenez un ticket pour avoir une dédicace, s’il vous plaît !” hurle-t-il. Et il ajoute : “et profitez en pour ouvrir et feuilleter des livres autour de vous, c’est si rare de nos jours !”.
Delisle est accompagné de Christophe André – ex-responsable de la sécurité d’expatriés de MSF kidnappé en Tchétchénie en mars 1997 – dont il a relaté l’histoire sous forme de BD. Habitué de l’autobiographie – il a raconté ses périples en Corée du Nord, à Jérusalem, en Birmanie …- c’était la première fois que Delisle mettait en scène quelqu’un d’autre, en l’occurrence un homme retenu otage pendant près de 4 mois au plus fort des tensions sur une zone couvrant la Tchétchénie, l’Ingouchie et l’Ossétie du Nord, des républiques situées dans l’ex-URSS.
“S’enfuir” est un livre dur à lire. Delisle s’est mis dans la peau de Christophe André pour revivre son histoire. L’attente, la lenteur, l’absence d’informations, le fait d’être enchaîné à un radiateur… Un calvaire. Le lecteur ressent un malaise palpable à travers de longues pages où il ne se passe … rien. Christophe André m’a confié qu’il n’avait pas souhaité raconter son aventure sous une forme écrite, il n’en n’a pas ressenti le besoin. Il m’explique que la rencontre cruciale avec Delisle s’est faite en 2001 via MSF – l’ONG pour laquelle travaillait aussi l’épouse du dessinateur – mais qu’il a fallu toutes ces années avant que le livre ne prenne forme, Delisle étant parti entretemps à Pyongyang, puis à Addis-Abeba, Jérusalem et partout où les missions de sa compagne se déroulaient. Une amitié s’est tissée progressivement entre Christophe André et Guy Delisle.
Le tandem a par la suite levé le voile sur le “making-of” du récit durant une conférence-débat organisée par l’institut Bioforce à la maison pour tous de la salle des Rancy de Lyon devant près de 400 personnes, dont une majorité de trentenaires et quadras. Christophe André explique qu’il n’a pas gardé de séquelles car il avait été très bien préparé avant son départ. Il confie que les 48 heures qui ont suivi son enlèvement ont été déterminantes : il s’agissait pour MSF de restreindre le nombre de personnes au courant du kidnapping – André travaillait à Nazran, petite ville ingouche non loin de la frontière tchétchène – afin de pouvoir choisir les bons interlocuteurs localement. Une fois la police tchétchène prévenue, tout le pays allait être au courant. Durant sa détention, il était enchaîné toute la journée à un radiateur. Mais à aucun moment, il n’a réclamé de traitement de faveur, ni d’avoir accès à une radio, un journal. Il calculait mentalement les jours qui passaient afin de garder le contrôle de la temporalité. “Perdre la notion du temps, c’était s’avouer battu et dépendre totalement de mes ravisseurs” selon lui. Un jour, ses gardiens lui ont apporté un exemplaire de Libération pour faire une photo – sans doute pour donner une preuve de vie ? – il n’a même pas regardé le contenu du journal, seule la date lui importait : il ne s’était pas trompé dans ses calculs, il avait su rester maître de son temps. C’était une grande victoire car il avait conservé au moins un repère !
Delisle a produit une BD minimaliste : peu de décors – un radiateur, un type en maillot de corps, un cagibi, parfois un couloir, un seau pour les besoins naturels – un fil narratif ténu. Il raconte que lorsqu’il travaillait sur l’album, il était dans une pièce avec des collègues dessinateurs qui le charriaient (“Tu es encore sur un radiateur un an plus tard ?”). Du récit que lui a conté Christophe André, Delisle a choisi les moments les plus forts émotionnellement parlant, justement parce que chaque petite déviation de la routine était vécue comme un événement à travers lequel il a injecté une petite dose d’humour pour dégonfler la tension ambiante.
“PERDRE LA NOTION DU TEMPS, C’ÉTAIT S’AVOUER BATTU ET DÉPENDRE TOTALEMENT DE MES RAVISSEURS”
André explique qu’il était vital de comprendre la façon dont fonctionnaient ses geôliers pour être prêt à saisir une occasion de s’enfuir si celle-ci devait se présenter. Un jour, une porte est restée ouverte, il n’avait plus de menottes, la maison où il était captif était vide. Il se risque dehors précautionneusement et décide de tenter sa chance et de filer. S’ensuit un périple dans une campagne hostile. Il est recueilli par une famille à 40 kms de Grozny, la capitale tchétchène avant d’être finalement pris en charge par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) et de s’envoler pour l’ambassade de France à Moscou. Il explique qu’il a dû passer par un “sas” avant son retour à la vie publique “car on ne relâche pas quelqu’un qui a été absent pendant près de 4 mois sans explications”. Détail amusant : quand on lui a demandé s’il souhaitait visiter un lieu particulier, il a exprimé la volonté de voir la plaine de la Moskova, théâtre d’une grande bataille napoléonienne. La BD s’achève sur la vue de ces grands espaces, après que le lecteur ait souffert avec un personnage confi né dans de petites cases étroites pendant plus de 400 pages.
Reportage : (C) Patrick Ducher
Plus d’informations :
Le blog de Guy Delisle.
Des extraits des entretiens entre Christophe André et le dessinateur.
Un article de Libération (1997)
Des extraits de la BD publiés en avant-première sur le blog du Monde l’été dernier
La vidéo de la conférence