Smalls est devenu en l’espace d’une vingtaine d’années une institution de la scène jazz new-yorkaise sous l’impulsion de deux propriétaires passionnés : Mitch Borden originellement puis Spike Wilner depuis 2007. Beaucoup des plus grands noms se sont produits sur sa minuscule scène d’une dizaine de mètres carrés. Citons le monument de la contrebasse Ron Carter ou encore le dernier saxophoniste de David Bowie, Donny McCaslin. Le lieu perpétue la tradition du club à l’ancienne, avec trois sets tous les soirs de la semaine de 19 heures 30 à 4 heures du matin. Un passage incontournable pour tout fan de jazz.
Quel que soit le groupe à l’affiche, on vient au Smalls avant tout pour l’expérience : 30 minutes avant le début du premier set, une queue se forme au coin de la 183ème W 10th Street. Le public est plutôt jeune (trentenaires et quadras) et beaucoup viennent pour la première fois. L’entrée est raisonnable : 20 dollars plus une consommation par set, mais « les anges, les sorciers et les saints entrent gratuitement ».
La contenance ne doit guère dépasser les 80 personnes. C’est le proprio en personne qui fait la billetterie et annonce le « code de bonne conduite » aux nouveaux venus : pas de flash ni de conversation intempestive, on est là pour écouter de la musique live ! Ce public a du savoir-vivre : il applaudira chaque solo avec ferveur, pour le plus grand plaisir des artistes présents ce soir, le quartet du jeune batteur Aaron Seeber. Tout respire la musique ici – des photos des grands maîtres ornent les murs – et Wilner – qui est également pianiste et entrepreneur – s’est attelé à un sacerdoce depuis 2007 : documenter en vidéo le passage de chaque artiste. Il dispose de plus de 11.000 enregistrements et de nombreux artistes ont été captés en live ici : Omer Avital, Frank Lacy, Scott Hamilton pour ne citer que les plus connus. « Une chose dont je suis fier au fil des années est d’avoir créé une marque reconnue pour l’excellente qualité de jazz » disait-il en fin businessman à Jazz Hot au printemps 2014
Aaron Seeber, originaire du Maryland relocalisé à Brooklyn est une étoile montante de la batterie sur la scène new-yorkaise. Il a déjà participé à plusieurs tournées internationales malgré son jeune âge (moins de trente ans) et a déjà joué au Carnegie Hall et au Blue Note et se produisait pour la première fois avec son quartet composé de Josh Evans à la trompette, Adam Birnbaum au piano et Simon Willson à la contrebasse. Tous sont néanmoins des habitués de Smalls.
Smalls – New York, une marque reconnue pour l’excellente qualité de jazz
Le set sera composé de deux parties d’environ 45 minutes. Le style : du hard bop classique splendidement interprété, avec des compositions de Buster Williams, Thelonius Monk, Wayne Shorter, Andrew Hill ou encore Mulgrew Miller. Le scribe a retenu en particulier l’interprétation très nerveuse de « Oriental Folk Song ». Seeber me confia en aparté avoir écouté l’interprétation de Shorter au Village Vanguard (autre lieu mythique situé non loin de là et où Miles Davis, John Coltrane et tant d’autres ont fait leurs classes) et avoir décidé de l’accélérer pour lui donner plus de pep’s.
Josh Evans, trumpet solo at Smalls – New York – 4 avril 2019
Chaque musicien aura son moment. Le jeu cristallin de Birnbaum donne une texture très moelleuse à l’ensemble, tandis que la trompette d’Evans est carrément incendiaire. Il sait néanmoins allier virtuosité et sensibilité, sur le standard « You don’t know what love is » popularisé par Nina Simone ou encore Chet Baker. Par la suite, Evans proposera une de ses propres compositions (écrite en un quart d’heure) intitulée « Ernie Washington » en hommage à Monk dont c’était le pseudonyme. C’était aussi un jeu de mots sur le fait qu’il a dû se démener pour jouer dans plusieurs endroits afin de gagner sa croûte (George Washington figurant sur les billets de 1 dollar !). Après chaque solo, Evans part se désaltérer d’une rasade de bière au bar.
Une serveuse brune toute menue sautille entre les sièges pour apporter les consommations, tout en battant la mesure. On se replonge l’espace d’une dizaine de minutes dans ce que devait être l’ambiance d’un club de jazz des années 50. A cette époque, beaucoup d’artistes crevaient la dalle. Charlie Parker – et bien d’autres – étaient des camés notoires et ont vécu de sales histoires. Ils sont devenus plus tard les icônes d’une musique qui perdure depuis près d’une centaine d’années.
Des miroirs sont placés à des endroits stratégiques de part et d’autre de la scène : on voit les mains de Birnbaum parcourir les touches de son piano. On devine la tête de Seeber, masquée par une immense cymbale. Il annonce le dernier titre du set, une de ses compos intitulée « Simon ». Le set est passé trop vite, et voilà déjà que le groupe suivant s’installe. Ça dépote au Smalls ! Comme le disait Josh Evans en début du set, écouter du jazz à Smalls, c’est écouter un coin du monde ».
Reportage et photos de Patrick Ducher