Combien de chanteurs français peuvent se targuer d’une carrière longue de 40 ans ? Combien peuvent réunir plusieurs milliers de personnes à chaque passage sans couverture médiatique pharaonique? Hubert-Félix Thiéfaine était à la Halle Tony Garnier le mercredi 14 novembre. La neuvième date d’une tournée-rétrospective qui en compte seulement douze. Compte-rendu en immersion depuis la fosse.

C’est près d’une dizaine de milliers de personnes qui a acclamé le natif du Jura. La dernière fois, c’était pour le gigantesque “VIXI Tour XVII” il y a pile trois ans. Postés devant la scène deux heures avant le concert, des “die-hard” fans – les purs et durs – échangent leurs impressions. Plusieurs sont venus de loin (Lille, Paris, …) et suivent le chanteur depuis des années comme en témoigne le t-shirt de la tournée “Scandale Mélancolique” (2006) arboré par l’un deux. Ils connaissent les paroles de toutes les chansons par cœur, les plus alambiquées, les plus torturées, les plus mystérieuses ou dignes d’un inventaire à la Prévert (Ce matin les enfants ont cassé leur vélo avant de se jeter sous les tramways n° 1, n° 4, n° 10, n° 12, n° 30, 51, 62, 80, 82, 90, 95, 101, 106 et 1095 …) .

Cette tournée – initiée par Hugo Thiéfaine, l’un des fils du chanteur – est spéciale car il n’y avait pas de nouvel album à promouvoir. “HFT” expliquait au quotidien lyonnais Le Progrès la veille du concert : “Quand je retrouve une vieille chanson, j’essaie de me souvenir dans quel contexte je l’ai écrite. Chaque album est une balise, un moment de ma vie, avec ses envies et ses humeurs. C’est agréable de retrouver une époque. En fait, pour me supporter quelques années plus tard, j’ai besoin de mettre la date, de retrouver la balise.”

La scène est plongée dans le noir. Un spectateur des premiers rangs hurle “Y’a quelqu’un ?” ce qui déclenche l’hilarité (c’est une référence à la chanson “La maison Borniol” que Thiéfaine interprète traditionnellement coiffé d’un haut de forme et cintré dans une redingote noire). Le concert débute sur les chapeaux de roues par “22 mai”. Une silhouette surgit de nulle part : Thiéfaine était assis dans le noir sur un fauteuil en cuir devant son batteur. Le public l’acclame avec ferveur. Ce soir, il aura la chance d’écouter de très vieilles chansons comme le mythique “Ascenseur de 22h43” en provenance de Babylone (et de 1978), de croiser “Les amants de madame Müller” (1980) sur la “Dernière station avant l’autoroute” (1979), en passant par les tubes punk-rock-reggae du début des années 80 comme l’inoxydable “Lorelei Sebasto Cha” (1982) ou le très nerveux “Soleil cherche futur” (même année).

La quasi-totalité des périodes musicales de Hubert-Félix Thiéfaine est passée en revue, avec de nouvelles orchestrations

Sur scène, dix musiciens : deux violoncellistes, un batteur, deux claviéristes, un bassiste, un sax et trois guitaristes, dont Lucas Thiéfaine, l’autre fils du chanteur. Le groupe est soudé. Le vieux routier Alice Botté – qui fut le compagnon de route de Charlélie Couture à ses débuts, et aussi de Bashung ou encore Higelin – assure avec sa Stratocaster. Son collègue Yan Péchin – très présent sur la tournée Scandale mélancolique – semble un peu plus discret perché sur une estrade, tout en semblant complètement habité par ses instruments (guitare, mandoline, …). Lucas – ça ne doit pas être facile de se faire un prénom quand on est le fils de – assure également aux guitares et tambourins, couvé amoureusement par l’oeil paternel. Père et fils interprètent le magnifique “Automne à Tanger” (Lui, dans sa nuit d’un automne à Tanger, lui qui détruit son ombre inachevée. D’ivresse en arrogance, je reste et je survis, sans doute par élégance, peut-être par courtoisie. Mais j’devrais me cacher et parler à personne et ne plus fréquenter les miroirs autochtones) assis dans le fameux fauteuil de cuir.

La quasi-totalité des périodes musicales du chanteur est passée en revue, avec de nouvelles orchestrations. Les balades romantiques (“Je t’en remets au vent”) succèdent à des titres pop-rock et à de véritables hymnes, générant une interaction fervente avec un public chauffé à blanc, notamment sur “Confession d’un never been” (J’ai volé mon âme à un clown, un cloclo mécanique du rock’n’roll cartoon, un clone au coeur de cône du rêve baby baboon, j’ai volé mon âme à un clown) où on se demande bien comment toutes ces allitérations arrivent à sortir sans anicroche de la bouche de HFT. “Sweet Amanite Phalloïde Queen” déclenche l’hystérie, avec son refrain lancinant et son texte dont on peut imaginer qu’il fait référence à des substances opiacées (Je suis le captain “M’acchab” aux ordres d’une beauté-nabab, Prima belladona made in Moloch-city destroy-machine, Ô sweet amanite phalloïde queen.)

Les souvenirs se bousculent. Je revois comme si c’était hier un après-midi chez mon pote Pascal au tout début des années 80. Il me fait écouter ce 33 tours intitulé “Dernières balises avant mutation” au dos duquel figure une fillette tenant dans ses mains une cervelle sanguinolente. Les paroles à la fois sombres, bizarres, rigolotes et narquoises m’interpellent. L’influence de Ferré, des surréalistes, de l’absurde se faisaient sentir. “Taxiphonant d’un pack de kro”… Quel titre, et une fin … glauque à souhait : “Allo, SOS amitié, vous êtes sur répondeur automatique et vous avez 30 secondes pour vous pendre”.

Je connaissais par coeur les paroles des chansons de l’album “Soleil cherche futur”. Par la suite, j’ai acheté tous les disques de Thiéfaine pendant de nombreuses années avant de le perdre un peu de vue, mais sans cependant complètement l’oublier. Sa façon de faire claquer les mots, sa recherche parfois alambiquée du verbe a profondément marqué l’ado que j’étais à l’époque. Ce chanteur a toujours eu un sens particulier de la formule (“C’est tellement classe d’être loser surtout les matins où ça winne. Bourlingeuer, errer, Errer humanum est”).

Ce soir, Thiéfaine rayonne. Son public est toujours là. Il le remercie avec effusion et présente ses musiciens, dont plusieurs jouent avec lui depuis des années. Pas moins de trois rappels, soit 30 chansons et près de 3 heures d’un concert endiablé. Mention spéciale au très provocant “Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable” de près de dix minutes. La scène, éclairée en bleu et rose, rappelle l’esthétique classieuse de l’affiche du concert conçue par le photographe Yann Orhan.
Un grand corbeau noir surveille la scène. Un duo de guitares (Alice Botté et Lucas T.) martèle un riff hard rock martial pour ponctuer le passage de cette chanson qui traite de la délation pendant la dernière guerre. Impossible de laisser la scène sans LE tube, celui qui parle de la fille d’un coupeur de joints qui descendait de la montagne et qui est joué sur toutes les tournées. Thiéfaine et ses musiciens saluent enfin des fans aux anges – du post-adolescent punk au sexagénaire – et, chose rare, il convie toute son équipe à le rejoindre sur le devant de la scène.

Le public quitte la salle petit à petit. Le stand du merchandising écoule une large collection de t-shirts logotés. Les fans purs et durs ont plusieurs modèles. Certains en ont acheté à Rouen, Paris, Lille… La nuit les enveloppe, les dieux du radar sont tous out, et toussent et se touchent et se poussent…

Reportage Patrick DUCHER

 

Setlist : 1. 22 Mai 2. Stalag-Tilt 3. Éloge de la tristesse 4. Les dingues et les paumés 5. Le jeu de la folie 6. Crépuscule – Transfert 7. La ruelle des morts 8. La vierge au Dodge. 51 9. Septembre rose 10. Critique du chapitre 3 11. Lorelei sebasto cha 12. Exil sur planète-fantôme 13. Affaire Rimbaud 14. Confessions d’un never been 15. Mathématiques souterraines 16. Un vendredi 13 à 5h 17. L’agence des amants de Madame Müller 18. Je t’en remets au vent 19. La dèche, le twist et le reste 1ers rappels : 20. Un automne à Tanger 21. L’ascenseur de 22h43 22. Enfermé dans les cabinets 23. Alligators 427 24. Sweet Amanite Phalloïde Queen 2èmes rappels 25. La maison Borniol 26. Soleil cherche futur 27. Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable 3ème rappels 28. Toboggan 29. La fille du coupeur de joints 30. Dernière station avant l’autoroute

Extraits du concert : Lorelei Sebato Cha, L’agence des amants de madame Muller et Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable

 

 

 

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