Sur internet, Laurent Fléchier est présenté comme « Déformaté du classique, activiste de la musique improvisée contemporaine et de l’électroacoustique, fin connaisseur des rythmes aksak et des ornements balkaniques, multi-instrumentiste, musicien de terrain, créateur et compositeur ». Laurent Fléchier, professeur de clarinette, animateur des ateliers de musiques improvisées et de création au Conservatoire de Villefranche, membre de Flamduo avec Agnès Moyencourt et du Collectif Ligres, avec qui il a construit toute la scénographie du Printemps Vermorel, est aussi un photographe plasticien, utilisateur de la réalité augmentée et surtout chercheur d’un nouveau vocabulaire artistique. Une démarche qui n’est pas sans rappeler le travail de composition musicale.
Depuis quand fais-tu de la photo et qu’est-ce que cela apporte de plus au musicien que tu es ?
Laurent Fléchier : On m’a offert mon premier appareil à 13 ou 14 ans. Cela m’a toujours intéressé tant du point de vue de la technique que du regard. J’ai toujours aimé aussi suivre ce qui se faisait dans les milieux professionnels, aller voir des expo. Mais pendant longtemps la photo n’a été pour moi qu’un à côté, l’occasion de prendre l’air, de regarder le monde autrement, de laisser des traces, de rendre les choses belles, les gens que j’aime beaux, la nature. Sans plus.
Et puis, au fur et à mesure, j’en ai fait plus. Je me suis plus intéressé à la technique, j’ai appris à mieux me servir des appareils, à être plus exigent.
Progressivement, j’ai acheté du matériel plus performant et je suis passé au numérique. Puis évoluant, de par la musique, dans un milieu où j’ai croisé beaucoup de photographes professionnels, j’ai voulu aller encore plus loin. Mais cela restait toujours très personnel.
Finalement, c’est l’arrivée dans le collectif Ligres qui m’a poussé à faire une première exposition, avec deux conditions essentielles : montrer un travail de qualité professionnelle et m’exprimer comme photographe plasticien.
Cliquer sur le lien pour voir la photo ci-dessus en réalité augmentée
La photographie m’apporte un autre sens : je touche les instruments, je souffle dans les instruments, je les écoute et là en plus je regarde le monde… Ça rentre dans la même « machine » que d’habitude, je transforme tout ça, mais ça ressort avec de l’image ! Et maintenant avec la réalité augmentée, ça ressort aussi avec du son.
Je ne fais que mener le chemin d’une personne avec son unicité qui utilise plein de médias. Je me souviens toujours de la phrase de mon maitre Jacques Di Donato qui dis « avant d’être un clarinettiste, tu es un musicien, avant d’être un musicien, tu es un artiste, et avant cela tu es une personne et un citoyen dans la cité »
J’ai participé pendant 10 ans à la formidable aventure du festival de musiques expérimentales « Fruits de Mhère » dans le Morvan, où il réside. Si je veux être vraiment juste, d’ailleurs, ma première tentative d’expo photo c’était là-bas !
Maintenant qu’avec Ligres, tu es passé au stade de photographe plasticien professionnel, comment tu travailles, qu’est-ce qui t’animes ?
LF : Ce que j’ai beaucoup développé en 3 ou 4 ans, c’est la construction d’un propos, d’un regard. La recherche d’une posture technique par rapport aux appareils numériques d’aujourd’hui et ce que peut être une photo contemporaine. En quoi cette photo est unique, relève d’un tableau, s’inscrit dans une pratique artistique, qui rejoint l’éphémère et le non reproductible. La photo reproductible ne m’intéresse pas plus que ça.
Je me suis aussi beaucoup plus intéressé à la question du tirage, du support. Est-ce qu’une photo doit toujours être rectangulaire ou carré, est-ce qu’on peut la découper, est-ce qu’on peut la transformer, la déformer ? J’ai multiplié les tentatives de support, de tirage. Je m’amuse à les coller sur plein de supports différents.
Les appareils numériques font de plus en plus de choses à notre place. Honnêtement, c’est difficile aujourd’hui de louper une photo. Mais une photo ce n’est pas ça. Une photo, c’est un regard. J’essaie d’aiguiser mes yeux comme j’aiguise mes oreilles. Je regarde ce qui se passe et j’essaie de tromper les algorithmes, de les détourner. Ce qui m’amuse, c’est l’erreur dans la machine. C’est un courant, le glitch, qui existe aussi dans la musique. Le glitch, en général c’est ce qu’on veut pas, c’est une erreur dans un fichier numérique. En musique improvisée, je travaille avec ce qu’on ne veut pas, le bruit du début du son, etc., et j’en fais une matière. C’est pareil en photo. Et en plus ça m’amuse de faire planter les machines. Elles se plaignent jamais. Mais des fois ça bug quand même.😀C’est une reprise en main de toutes ces machines qu’on trouve partout.
Laurent Fléchier : « j’essaie d’inventer tous les jours un vocabulaire de la photo augmentée »
Le lien avec la composition musicale est évident finalement
L.F. : Exactement ! Je n’ai pas l’impression de faire autre chose que ce que j’ai toujours fait : des pas de côtés, des liens entre tradition et modernité. Je ne vis pas sans histoire : je continue à fondre en écoutant le Sacre du Printemps ou une sonate de Brahms mais que peut-on proposer dans le monde d’aujourd’hui avec sa complexité, sa propre histoire ? C’est cette recherche qui m’intéresse. Peu importe le médium – clarinette, piano, machine, objet sonore, photo, vidéo, programmation, codage… – qu’on utilise pour ça.
La seule chose qui m’anime c’est l’exigence. Bricolage et exigence. Je revendique le bricolage. Mais quand tu montres ton travail au public, là tu bricoles pas. Je parle d’un bricolage abouti. On doit sentir que toutes les pièces prennent leur sens. Elles ont été usinées, éprouvées, individuellement et collectivement. Il n’y a plus de doutes.
Quel est le principe de la réalité augmentée et pourquoi as-tu commencé à l’utiliser ?
L.F. : Le principe est simple. Il faut partir d’une photo d’excellente qualité, une œuvre, qui peut déjà être appréciée telle quelle. Ensuite, avec un smarphone, tablette et grâce à une plateforme en ligne type EyeJack, on va pouvoir révéler une réalité qui s’ajoute, qui augmente, l’image de base. Et on a ainsi de multiples possibilités. Par exemple quand je vois de grandes photos de concerts, je me pose des questions : quel morceau était joué, quelle est l’attitude du musicien à cet instant, qu’est-ce qui est en train de se passer ? En tant que musicien, j’ai envie d’une vidéo. Mais en même temps, la vidéo est très fugace, comme la musique, c’est un événement qui se déroule dans le temps. Alors qu’une photo, c’est un événement arrêté, un instant. Je fais pause. Avec la réalité augmenté, j’ai la possibilité, en relâchant le bouton pause, de donner à voir et à entendre le moment de la prise de photo.
Concrètement, comment tu travailles avec cette technique ?
L.F. : Quand je fais ma photo, j’imagine tout de suite ce que je vais traiter et en quoi je vais l’augmenter. J’ai plusieurs axes de recherches en ce moment. Le premier, c’est la question du moment arrêté, versus le mouvement. Dans ce cas, la photo et la vidéo se lancent en même temps. Une autre possibilité est le champ contre champ qui permet de voir ce qui est de l’autre côté de la photo. Enfin, il y a la question du cadrage et du recadrage, autrement dit, l’action du hors champ : on voit une première photo, puis tout d’un coup, on voit apparaitre ce que le photographe a choisi de couper. Par exemple, un portrait, avec à côté un bras coupé. On se dit qui est cette personne ? Avec la réalité augmentée on peut la voir apparaitre !
Ce qui est vraiment génial, c’est que la photo peut être vue telle quelle ou augmentée. Donc quand tu es propriétaire de cette photo, de ce tableau, même, on pourrait dire, tu peux choisir à qui la montrer avec la réalité augmentée.
Je connais très peu d’exemples d’utilisation de la réalité augmentée en photo. Parce que la photo, c’est un art particulier, qui a des codes, un vocabulaire, une littérature. J’essaie donc d’inventer tous les jours un vocabulaire de la photo augmentée.
Quels sont tes projets, une exposition de tes photos ?
L.F. : Pour l’instant rien n’est vraiment prévu. J’aimerais faire une nouvelle exposition avec les autres membres du collectif Ligres où j’exposerai plus de photos en réalité augmentée. Nous sommes plusieurs à travailler sur ce sujet et aucun de nous ne l’aborde avec le même regard ou la même manière de construire la technique. Cette juxtaposition fait sens car on échange beaucoup entre nous. J’aimerais une exposition où quand le public entre, il se dise ça c’est une expo de photo et puis qu’en continuant il comprenne que ce n’est pas que ça, qu’il y a de la 3D, de la vidéo, des hologrammes etc.
Sinon à titre personnel, j’expose au festival C’est quoi ce baz’art, à Grandris, les 7 et 8 octobre, des photos en réalité augmentée. Mais aussi la série des « paysages hybrides » des très grands formats que j’ai réalisé en détournant les fonctions panorama des appareils numériques, pour obtenir des perspectives inversées, des hachures, etc. Ce sont des photos très travaillées : je remplace les ciels par génération numérique, je fais des transformations colorimétriques pour mettre en valeur des éléments, je découpe des éléments pour montrer des angles particuliers… Je présenterai peut-être aussi un travail en hyper macro sur la rouille et les champignons qui attaquent le métal que je fais tirer sur aluminium ou métal et que je retravaille à l’acide.
Mon travail est toujours une hybridation entre différents médiums, analogique, numérique, augmenté avec du son. Je ne peux pas m’empêcher d’entendre de la musique ! Maintenant avec la réalité augmentée on peut mixer tout ça !
Emmanuelle Blanchet