DEUX tribus d’amateurs de rock s’étaient donné rendez-vous le mardi 2 juillet dans le théâtre romain de Fourvière. Il est vrai que l’occasion était spéciale car il s’agissait de célébrer 100 ans de musique. Enfin, 100 ans combinés entre deux groupes qui fêtaient leurs 50 ans respectifs de présence sur la scène d’un genre qualifié à son origine de “progressive rock” : le Magma du batteur français Christian Vander et le King Crimson du guitariste anglais Robert Fripp. Autant dire deux légendes sur lesquelles le temps ne semble plus avoir de prise.

Il existe beaucoup de similitudes entre les deux groupes “cultes” : chacun est porté par un leader à la fois charismatique et énigmatique, virtuose de son instrument. Les deux ont connu leur heure de gloire dans les années 70, puis un oubli relatif dans la seconde moitié des années 80, puis des “revivals” à des degrés divers au début des années 2000 et 2010. Ils ont néanmoins su faire évoluer (et perdurer) leurs compositions respectives, tout en conservant l’essence originelle de leur son bien particulier, à base de longues plages souvent instrumentales. La comparaison s’arrête là. Si Magma n’a pas beaucoup changé son modus operandi reposant sur des chants et une rythmique “soul”, le Roi Cramoisi a connu plusieurs révolutions stylistiques, qui ont parfois déchiré les fans purs et durs. Mais tant Magma que King Crimson bénéficient d’une aura intacte parmi les connaisseurs.

Magma à Fouvière - juillet 2019

Le concert de ce soir est complet depuis plusieurs mois. 4.000 personnes sont entassées dans l’amphithéâtre. On voit moult t-shirts de groupes de légende arborés par de vieux babas aux cheveux retenus par des catogans (Pink FLoyd,T-Rex, Genesis…), mais aussi beaucoup de trentenaires venus en couple voir les légendes. Les retardataires se pressent dans la fosse déjà bondée alors que Hervé Aknin, le chanteur principal de Magma, lance le fameux cri débutant le morceau Köhntarkösz (1974). Et c’est parti pour plus d’une demi-heure non-stop de mélopée, de scat, de jazz-rock, de hard-rock… tout y passe. La basse de Philippe Bussonnet martelle un son lourd, tandis que la guitare de Rudy Blas lui répond comme en écho. Les choeurs féminins assurés par Stella Vander et Isabelle Feuillebois apportent un liant bienvenu, soutenu par le piano Fender Rhodes de Jérôme Martineau à droite de la scène, tandis que de l’autre côté le vibraphoniste Benoit Alziary de démène sur ses plaques.

Bien calé derrière les fûts de sa batterie, Vander martèle et alterne coups de massue et douceur extrême. Le début de la pièce orchestrale mythique Mekanïk Destruktïw Kommandöh (1973) déclenche une hystérie parmi les fans. Il est vrai qu’il est joué régulièrement depuis de nombreuses années. Et c’est reparti pour plus de 40 minutes pour la plus grande joie du “peuple kobaïen”, surtout avec l’accompagnement d’un excellent quintet de cuivres. Le scribe se revoit dans sa chambre d’adolescent, hypnotisé par ce flot musical, ni vraiment jazz, ni vraiment rock, mais totalement captivé par le chant et la rythmique, tandis que sa pauvre mère lui intime de mettre le son de son tourne-disque moins fort. Mais le temps file très vite et voilà déjà la conclusion du set de Magma avec Ehn deiss, un morceau extrait du répertoire du groupe de jazz de Vander, Offering, qui lui donne l’occasion de montrer son talent vocal.

Quelques jours plus tôt, le groupe avait joué pendant près de 3 heures à la Philharmonie de Paris, notamment des passages de sa dernière oeuvre intitulée Zess. Alors, moins de 80 minutes et des morceaux “classiques”, cela semble bien court. Le public des deux tribus fait une standing ovation à Magma et à son leader maximo qui, très humble, se retire presque à regret en expliquant que “la suite ne sera pas mal non plus, peut-être plus gaie”.

Une fois n’est pas coutume, le répertoire de King Crimson allait balayer toutes les périodes du groupe

La suite ne manquera pas de sel justement. Trois batteries massives sont placées sur le devant de la scène, respectivement pour Pat Mastelotto, Jeremy Stacey et Gavin Harrison. Un roadie prépare minutieusement les guitares de Fripp à droite de la scène. Le temps changeant à Lyon – concert de Ben Harper annulé la veille pour cause de pluie – a sans doute chamboulé les réglages. On devine les saxophones et la flûte de Mel Collins, les basses du vétéran Tony Levin, non loin de l’équipement réduit de Jakko Jakszyk, second guitariste et nouveau chanteur du Roi Cramoisi depuis 2013.

King Crimson - Juil 2019 - Fourvière
King Crimson et ses trois batteries en premier plan

Une fois n’est pas coutume, le répertoire de King Crimson allait balayer toutes les périodes du groupe, un vademecum pour le fan transi n’ayant jamais eu la chance de le voir dans ses diverses incarnations, notamment lors de son dernier passage lyonnais qui remontait au 3 juin 1996 (Mastelotto était déjà là !) à l’auditorium Maurice Ravel. Chaque titre donne lieu à des “ahh” et des “ohh” de contentement. Mention spéciale à In the court of the crimson king (1969) issu du tout premier album.”Three lullabies in an ancient tongue, For the court of the crimson king…” sonne comme une chanson de geste que le public écoute religieusement.

Par deux fois (la seconde sur Epitaph, 1969) , il fredonne le refrain. Sur le tube Easy money (1973), beaucoup de spectateurs se lèvent. Moonchild (1969) est applaudi avec ferveur. Robert Fripp, assis à droite de la scène, cintré dans un costard-cravate sombre, ressemble à un contrôleur de gestion impavide. Ses doigts bougent sur le manche de sa guitare pour en tirer des sonorités parfois stridentes, intenses ou lumineuses selon l’ambiance. Le guitariste-philosophe est coutumier du fait de changer la setlist chaque soir, et le spectateur ne sait pas à quoi s’attendre, même si certains morceaux reviennent régulièrement.

L’entente entre Pat Mastelotto à gauche et Gavin Harrison à droite est palpable; Ces deux-là sont des frères jumeaux, mais le moment le plus spectaculaire se produit quand les trois batteurs à l’unisson pointent leurs baguettes en même temps bien haut vers le ciel en parfaite synchronisation.

Jakko Jakszyk se réapproprie deux titres des années 80 (Neurotica et Indiscpline). Très décrié par les purs et durs – il n’aurait pas l’explosivité de son prédécesseur, le fantasque Adrian Belew – il parvient néanmoins à leur donner une autre texture. Les titres se succèdent de façon métronomique, mais on a droit à quelques pointes d’humour : Mel Collins, un vieux routier déjà là en 1969 – il a joué par la suite avec des pointures mondiales comme Robert Palmer, Bryan Ferry, Tears For Fears mais aussi Alain Bashung ! – tire trois notes de la Marseillaise, puis une bribe du standard de jazz “Take the A train” en plein milieu du mégatube 21st century schizoid man, joué en rappel pour des fans hystériques réservant une standing ovation sur quasiment tous les titres

Vient le traditionnel lancer de coussins. Tony Levin – auteur d’un solo de contrebasse mémorable – mitraille des photos, tout comme Fripp de son coin de scène. Il salue brièvement puis se penche pour ramasser un coussin en guise de souvenir. L’ambiance était extraordinaire. Dans son journal de board, Levin a écrit “A great show in every way”. Voilà qui résume bien l’heure trois-quarts passée en compagnie du Roi Cramoisi.

Reportage et photos : Patrick Ducher


La setlist de MAGMA :

1. Köhntarkösz 2. Mekanïk destruktïw kommandöh 3. Ehn deiss (Offering)

Celle de KING CRIMSON :

1. Larks’ Tongues in Aspic, Part One 2. Neurotica 3. Epitaph 4. Easy Money 5. Indiscipline 6. Moonchild 7. The Court of the Crimson King 8. Radical Action II 9. Level Five 10. Starless 11. 21st Century Schizoid Man (Rappel)

Extraits Magma :

MDK
Ehn deiss


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