La tournée française de Peter Gabriel ne passait pas par Lyon… Qu’à cela ne tienne : Patrick Ducher est allé jusqu’à Bordeaux ! Il nous raconte.
10 ans que les fans attendaient une tournée de Peter Gabriel. 20 ans qu’ils attendaient un album… 2023 a rempli leurs espérances les plus folles. Retour sur un concert bordelais de plus de deux heures regorgeant de nouveaux titres. Pour sa 3ème et dernière date française de la tournée I/O (après Paris et Lille), le barde de Bath a fait escale à l’Arkea Arena de Floirac dans la banlieue bordelaise, une nouveauté pour lui car les fans les plus anciens se souviennent de ses passages précédents à la patinoire Mériadec. Gabriel a assuré avec brio et dans une ambiance survoltée le 17ème concert de sa tournée européenne, déjà passée par la Pologne, l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, les Pays-Bas, la Suède ou encore le Danemark.
Un public de frétillants seniors
Le chanteur ne fait rien comme tout le monde et, surtout, ne se répète jamais. Première originalité : il interprète des titres qui ne sont pas encore sortis sur l’album tant attendu et qui donne son titre à la tournée : I/O (pour « In/Out »). Si certains fans se sont émus sur les réseaux sociaux qu’il ne chante pas leur chanson favorite (aucun titre antérieur à 1986, hormis Solsbury Hill et Biko), on rétorquera qu’on est bien chanceux d’écouter autant de nouveautés après avoir été sevré depuis 20 ans, d’autant que la scénographie imaginée par le canadien Robert Lepage est éblouissante.
Premier constat : le public arrivé tôt est à l’image du chanteur, beaucoup de fringants septuagénaires, avec un fort (et sonore) contingent d’Espagnols. Il est vrai qu’aucun concert n’a lieu dans la péninsule ibérique cette année. L’énergie déployée par certains fans dans la salle fut saisissante et a déteint sur le reste des spectateurs notamment sur les morceaux les plus dynamiques. Surprise de voir les gens sauter, frapper des mains, se trémousser comme atteints de la danse de Saint-Guy (remember Moribund The Burgermeister ?). Et cela faisait plaisir à voir !
Une scénographie fantastique
Ce qui frappe avec les concerts de Peter Gabriel, c’est la place importante donnée au visuel. Les spectateurs remarquent ainsi dès leur arrivée dans l’Arkea Arena une gigantesque horloge avec un homme en orange qui assure le décompte des minutes avant le concert. Inlassablement, il dessine des aiguilles qu’il efface méthodiquement à l’aide d’une spatule jusqu’au moment fatidique, à 20 heures pile.
C’est de façon quasi anonyme que Gabriel arrive sur scène, la lumière encore allumée. Il est coiffé d’une casquette et habillé de noir. Sur les concerts précédents, il était cintré dans la même salopette orange que porte ses roadies et son équipe technique en coulisse. Durant la soirée, il s’adressera en français au public, en parcourant un texte rédigé à l’avance. Pédagogue, il présentera les œuvres de chaque artiste dont il utilise les visuels pour chaque nouvelle chanson. Celles-ci font partie intégrante du show et apparaissent sur des écrans dans le fond de la scène.
La gigantesque horloge s’est transformée en lune et Gabriel capte des cieux une étoile-lumière qui allume un feu de camp autour duquel se retrouvent tous ses musiciens pour interpréter un Washing Of The Water (1992) émouvant. La voix n’a pas bougé. Toujours aussi âpre et chaude, limite gutturale. Growing Up (2002) qui suit, est un drôle de choix : lors de la tournée faisant suite au disque Up (2002), il l’avait chantée … coincé à l’intérieur d’un énorme ballon translucide et faisait un tour de scène complet !
De nouveaux titres très atmosphériques
Depuis le début de l’année, lors de chaque nouvelle lune, Peter Gabriel distille un nouveau titre de l’album I/O à venir (à la fin de l’année histoire de boucler un cycle complet ?). Dans Panopticom, Peter évoque un projet qui permettrait à tout un chacun d’alimenter en données un outil destiné par exemple à « suivre en temps réel ce qui se passe concernant le climat et la biosphère ». La scène devient rouge vif, à l’image de l’œuvre en 3D imaginée par le plasticien David Spriggs. « Panopticom, Won’t you show us what’s going on? Panopticom so how much is real? And we pour the medicine down… »
Éternel optimiste (utopiste ?), Gabriel pense que le monde va s’enrichir du partage de l’information et que les données doivent servir au bien commun. Autre nouveau titre, Four kinds of Horses est en quelque sorte un contrepoint fataliste. Selon Gabriel, c’est le « chevauchement intéressant entre la religion et la paix d’un côté et la violence et le terrorisme de l’autre ». Le titre donne la part belle aux cordes mais les paroles sont glaçantes : “Come all the nights, Oh, come all the days, So inaccessible in this land, This land beyond the brilliant haze, Here is all your money, There is the load, This is how you travel, If you live to see the world explode”.
C’est tout le paradoxe de ces nouvelles chansons, qui alternent entre noirceur, optimisme, légèreté et réalisme. C’est ainsi le cas pour I/O : nous avançons dans la vie en ingurgitant des choses et en en recrachant d’autres, en oubliant parfois que nous faisons partie d’un tout qui nous dépasse. Le texte, en apparence simpliste, (“I stand on two legs and I learn to sing, It’s not what were said, It’s not what I heard, I walk with my dog and I whistle with a bird”) masque une réalité bien plus profonde (“So we think we really live apart, Because we’ve got two legs, a brain, and a heart”).
Avec Digging In The Dirt, le tube de Us (1992), c’est le délire dans la salle. Le rythme est martial, presque heavy rock. Les travées se remplissent de gens qui trépignent. Devant moi, une dame (1,50 à peine) semble montée sur ressorts et saute non-stop pendant toute la durée du morceau. Incroyable ! De l’avis même de fans ayant vu le chanteur à Paris (Bercy, désormais AccorArena) 3 semaines auparavant, l’ambiance bordelaise n’avait rien à voir : ferveur et émotion étaient au rendez-vous, y compris sur certains nouveaux titres particulièrement rythmés et funky comme Road To Joy.
De nouveaux musiciens impeccables
Le pari était risqué : comment le public non averti allait-il réagir à l’écoute de titres auxquels il n’était peut-être pas préparé ? C’est là où le support de la vidéo prend tout son sens. Sur Love Can Heal, un morceau lent et crépusculaire, le chanteur manipule une espèce de baguette qui lui permet de piloter des images qui défilent sur des écrans. Des gouttes de pluie se transforment en zébrures rouge sang. Le chant est profond : « Whatever mess, you find yourself within, Regardless how you got there, When the edifice has slipped away and died, And left you standing there defenseless. Give in to love, love can heal”. Assurément l’un des moments les plus poignants du concert.
Gabriel a rappelé ses fidèles : Tony Levin à la basse, David Rhodes aux guitares et un Manu Katché tout sourires derrière ses fûts. Il a aussi rappelé Richard Evans, présent lors du Growing Up Tour en 2003 et 3 nouvelles têtes, dont l’extraordinaire violoncelliste Ayanna Witter-Johnson, qui donna la répartie au chanteur lors d’un duo absolument fabuleux : les mots « Don’t Give Up » furent scandés par une salle hypnotisée.
L’ambiance de la plupart des nouveaux morceaux est résolument atmosphérique, comme This Is Home dédiée à la mère du chanteur, ou Playing For Time. Sur Olive Tree, on est cependant surpris d’entendre des cuivres flamboyants qui rappellent que Phil Collins s’était habilement servi des trompettes de Earth, Wind and Fire. Mais si les nouveautés occupent la moitié du concert, impensable de ne pas jouer le megatube Sledgehammer qui déclenche une véritable hystérie. Les travées sont littéralement envahies, au grand dam de personnes à mobilité réduite, coincées au milieu des danseurs. Il faudra bien un entracte de 20 minutes pour qu’ils se remettent de leurs émotions. Les rares grincheux qui regrettent l’absence de certains titres (pas de Shock The Monkey, ni de Games Without Frontiers…) ont quand même droit à quasiment la moitié de l’album So (1986) et notamment un hilarant Big Time.
Une communion exceptionnelle avec le public
Plusieurs tubes déclenchent une réaction de ferveur instantanée : Solsbury Hill évidemment, le premier tube, joué sans interruption depuis 1977, mais aussi In Your Eyes (1986), où des grappes de spectateurs se massent devant la scène, avant l’apothéose de Biko (1980) et ses paroles emblématiques « You can blow out a candle but you can’t blow out a fire ». Au final, plus de deux heures d’un spectacle d’une grande qualité musicale et visuelle (« un show total » selon le quotidien Sud-Ouest). On en profite pour discuter avec de vieux amis, renouer avec des connaissances, évoquer des souvenirs de tournées.
Pour Olivier, qui en était à son 6ème concert sur la présente tournée, il est difficile de faire des comparaisons, car chaque ville a une ambiance particulière. Ce soir, Gabriel a délaissé ses notes pour évoquer un vieil ami, défenseur des baleines, décédé la veille. La scénographie évolue par petites touches. Les sons de la violoniste Marina Moore absente à Bordeaux, ont été samplés dans que cela ne nuise à la texture générale. Les spectateurs ont le sourire aux lèvres à la sortie. Anecdote amusante : je croise le lendemain matin dans une rue du centre de Bordeaux deux Espagnols dont l’un arbore un tee-shirt de The Lamb Lies Down on Broadway, le mythique album de Genesis (1974). Nous discutons spontanément, car je porte le tee-shirt du concert et une connivence s’instaure immédiatement. Back in the world, Waking up the road to joy…
Reportage, photos et vidéos : Patrick Ducher
Setliste partie 1 : 1. Washing Of The Water 2. Growing Up 3. Panopticom 4. Four Kinds of Horses 5. i/o 6. Digging in the Dirt 7. Playing for Time 8. Olive Tree 9. This Is Home 10. Sledgehammer Partie 2 : 1. Darkness 2. Love Can Heal 3. Road to Joy 4. Don’t Give Up 5. The Court 6. Red Rain 7. And Still 8. Big Time 9. Live and Let Live 10. Solsbury Hill 11. In Your Eyes 12. Biko Musiciens : Tony Levin (basse), Richard Evans (guitare, flûte), Manu Katché batterie), David Rhodes (guitares), Ayanna Witter-Johnson (violoncelle, piano, voix), Don McLean (claviers), Josh Shpak (cuivres), Peter Gabriel (voix, piano).
Des extraits du concert :