Le saxophoniste lyonnais mène avec talent une carrière aussi riche qu’originale. Ses mots d’ordre : quête de l’énergie brute et plaisir. Des ingrédients qui l’ont conduit à tisser des liens étroits entre jazz et punk rock et à produire une musique diablement vivante. Hyper créatif et débordant de projets, Lionel Martin vient de lancer son label, Ouch ! Records, exclusivement dédié à l’édition de vinyles.
Comment est née l’idée de créer un label ?
Lionel Martin : Cela s’est fait sans trop réfléchir, pour rééditer le premier disque de uKanDanZ, Yetchalal, qui était épuisé. Comme je suis fan de 33 tours et que ce disque a bien marché, je me suis dit « pourquoi ne pas le ressortir nous-mêmes en vinyle, en montant un label ? » Avec l’avantage de reprendre les commandes, de maîtriser toute la chaîne…
Et puis ce disque a vraiment été enregistré pour sortir en vinyle. A sa sortie, en mars 2012, il y avait eu quelques centaines de vinyles vite épuisés. Il était aussi ressorti en compilation mais pas en entier. On avait toujours ce petit regret de ne pas être allé au bout du projet.
uKanDanZ est un groupe qui a fait 300 concerts dans le monde entier, des USA au Japon, en passant par la Malaisie, les Pays Nordiques, etc. et avec lequel on a fait de très belles choses. C’est unique pour chacun de ses cinq membres, d’être allé si loin avec un groupe et d’arriver à une telle maturité. Maintenant, avec le recul, on est convaincu que c’est vraiment un très bon disque. Quand il est sorti en CD il a été premier au Japon… Alors qu’en France il n’a pas eu le succès qu’on imaginait, il n’a pas été bien ressenti par la presse…. Peut-être parce qu’il a été enregistré à la sortie de tournées (à Lyon au studio PWL) dans les conditions du direct. On a joué les morceaux une fois et c’était bon… on nous l’a un peu reproché… Il n’y avait pas de travail de production. On a fait comme dans les années 70… Un vrai groupe de rock ! On voulait ce côté brut.
Peut-être aussi parce qu’il était trop touffu, trop long. Justement parce que nous l’avions pensé pour le vinyle, avec 2 disques, 4 faces, qu’on prend le temps d’écouter, pas forcément à la suite l’une de l’autre…
Et puis, comme le deuxième disque, Awo va sortir le 12 février 2016 (chez Buda Musique pour le CD et Dur et Doux pour le vinyle), personne d’autre n’allait le faire et on serait toujours resté sur notre faim…
Awo n’est pas chez Ouch ! Records ?
LM : Le label n’existait pas encore ! Mais ce n’est pas grave. Mon but n’est pas de tout sortir mais de compléter l’existant. Quand un disque vinyle n’existe pas je le fait exister. Et il faut que ça reste du plaisir, pas que ça devienne du travail. Je suis musicien avant tout.
Awo en tout cas est un disque très réussi : plus rock – le clavier a été remplacé par un bassiste – plus léger, plus simple, plus clair ! Et en même temps complémentaire du premier…
J’imagine que ce label va être aussi un catalyseur de projets…
LM : Oui. Cette année j’ai pas mal enregistré. J’ai deux ou trois autres disques prêts qui me paraissent intéressants. Avoir un label, c’est la possibilité de sortir des productions en disque vinyle. Chose que j’avais complètement perdu de vue. Pour moi le disque n’existait plus, il était mort. Il y a encore cinq ou six ans, on sortait des CD en autoproduction qu’on ne finalisait même pas. On les vendait en prix libre aux concerts, etc. Parce que l’objet CD n’est pas intéressant, ne donne pas envie de pousser la production, d’en faire un disque soigné, officiel.
Avec le vinyle, on redonne du sens à un son vivant, avec une pochette… On a un objet qui vaut le coup… Le CD on ne sait pas bien comment ça va vieillir. Alors qu’on ressort des vinyles qui n’ont pas d’âge qui ont toujours un son aussi bon…
Le sens de ce label s’est de sortir des petites productions, ou ressortir des musiques que j’aime. Finalement c’était une vraie envie… Pourquoi ne pas rééditer des CD que j’écoutais dans les années 90, que j’adorais, et qui sont un peu tombés dans l’oubli ?
Et puis ça peut permettre de faire connaître des musiciens actuels par d’autres biais. Le but c’est aussi de nourrir une synergie.
Mais n’est-ce pas une aventure un peu risquée ?
LM : Alors d’abord actuellement il n’y a qu’un disque ! En plus tiré seulement à 500 exemplaires. Donc cela peut se vendre vite. J’ai déposé le disque dans quelques magasins, on le trouvera sur les tournées, sur discogs, sur internet…
Pour l’instant, je me dis que ça ne vaut peut-être pas le coup de rentrer dans un vrai réseau de distribution. Après… pourquoi pas
Puis l’investissement n’est pas énorme. Je n’ai pas envie d’entrer dans une logique de business.
De toute façon, Ouch ! Records ne produira que des vinyles. Ce ne sera pas un découvreur de talent. Encore une fois, Ouch ! Records offre un complément vinyle, collector, par ses tirages limités, pour les fans de musique et de son, parallèlement aux sorties CD.
Ce sera le cas du disque Jazz Before Jazz, que j’ai enregistré avec le pianiste Mario Stantchev, dont la sortie est prévue le 4 mars chez Cristal Records. Comme ils ne sortent que des CD, Ouch ! se charge du vinyle.
Peux-tu nous en dire plus sur ce disque ?
LM : Jazz before Jazz, c’est la redécouverte d’un compositeur américain du XIXe siècle, Louis Moreau Gottschalk. Il vivait à la Nouvelle Orléans et peut être considéré comme un précurseur du Jazz. Curieusement il a été pas mal joué par des musiciens classiques mais personne dans le jazz ne l’a reconnu…
Là encore, comme avec la musique éthiopienne, je rejoins mon travail principal : aller aux racines. Et puis on est sur un compositeur décalé, classique mais qui faisait des tournées comme un rocker, dans les années 1840 !
Pour revenir au label, d’où vient ce nom, Ouch ! Records ?
LM : Encore de uKanDanz ! Il faut revenir sur l’histoire du groupe qui existe depuis presque 10 ans.
A l’origine de uKanDanz, il y a Damien Cluzel, le guitariste. C’est lui qui a défendu le fond du projet. A son retour de Hollande il m’a contacté pour qu’on rejoue ensemble. Il m’a fait écouter de la musique éthiopienne. On a fait venir un clavier (Fred Escoffier), un batteur (Guilhem Meier), et puis enfin le chanteur éthiopien (Asnaké Gèbrèyès), avec qui il était ami.
J’ai ressenti un immense plaisir à jouer cette musique qui tend vers l’universel, qui s’adresse à tout le monde sans barrières, sans étiquette jazz, tout en étant à nous. Je cherchais ça depuis longtemps. Nous avons la chance de proposer quelque chose de neuf, ce qui est difficile, il y a tellement de propositions…. Cela m’a donné des ailes pour faire tourner le groupe, pour démarcher, j’ai monté une association etc. Mais c’était au coup de poing : Ouch ! A la manière forte, au rentre dedans !
Pour le label, c’est la même idée, on se prend en main, on y va, on n’attend rien… Même si maintenant je suis passé à une méthode plus douce et que j’ai envie d’un développement plus tranquille.
Justement, à part Jazz before Jazz, quels disques sont prévus pour 2016 ?
LM : Probablement celui que j’ai enregistré avec Georges Garzone et le Quintet Madness Tenors. Et puis celui de Raw [le duo formé par Lionel Martin et Cédric Beron, alias Disque Noir, passé en première partie d’Iggy Pop aux dernières Nuits de Fourvière, dans de mauvaises conditions à cause d’un problème technique ndlr] Il sortira aussi plus tard, comme un aboutissement d’une histoire riche et difficile. Et aussi par rapport au concert de Fourvière où on n’a pas pu donner ce qu’on voulait, on aimerait faire entendre ce que cela aurait dû être : un truc original et puissant, qui mérite d’être écouté. Mais il n’y a plus d’urgence. Nous avons envie avec Cédric de laisser encore mûrir le projet.
Ton actualité en tant que musicien ?
LM : uKanDanZ et Gottschalk dans l’immédiat. Sur le plus long terme, je travaille à nouveau avec l’accordéoniste Jean-François Baez, et Benoit Keller, contrebassiste du Trio Résistances. Je suis dans une période de retour au jazz mais nourri de toutes ces expériences avec l’énergie et l’efficacité du rock !
Emmanuelle Blanchet
Jazzman reconnu Lionel Martin poursuit un chemin atypique. S’il commence le saxophone classiquement à l’école de musique à l’âge de 7 ans, ses influences vont de Sidney Bechet à John Coltrane en passant par les Béruriers Noirs ! Et très vite il préfère la pratique, l’improvisation. Aujourd’hui encore, il est aussi à l’aise dans les festivals internationaux qu’au coin de la rue, dans laquelle il puise une énergie sans cesse renouvelée.
Saxophoniste du groupe d’Ethiocrunch uKanDanz, il joue – ou a joué – avec de grands noms du jazz : Louis Sclavis, Georges Garzone, Mario Stantchev, l’orchestre de Luc Le Masnes avec les saxophonistes d’Irakere, le Trio Resistances, Steve Mackay, saxophoniste d’Iggy Pop et des Stooges etc.