“Dur de jouer étant donné le contexte. Mais c’est peut-être pendant ces moments-là qu’il faut s’en remettre à l’art ”. C’est par ces mots que le public est accueilli au Périscope par la jeune contrebassiste d’origine martiniquaise Sélène Saint-Aimé. Et que cela fit du bien de se laisser emporter vers des territoires lointains, où la poésie côtoie le jazz, où l’on se laisse bercer par des ambiances caribéennes et une certaine langueur. Avec juste un sax ténor et un percussionniste pour poser des textures qui invitent à regarder ailleurs. Et surtout à écouter.
Elle ne paie pas de mine lorsqu’elle arrive sur la scène du Périscope et qu’elle s’empare d’une contrebasse plus haute qu’elle. Pourtant c’est avec une belle maîtrise qu’elle assure un set de plus d’une heure et quart. Mêlant des poèmes de sa composition – inspirés notamment par une éclipse de Lune – tantôt murmurés, tantôt chantés (français, anglais, créole), tantôt parlés, elle envoûte l’auditoire telle une prêtresse vaudou.
Si son premier album s’intitule « Mare Undarum », c’est parce qu’il s’agit d’un travail autobiographique autour de la cartographie de la lune. « Tout vient de mon prénom, Sélène, qui dans la mythologie est la déesse de la pleine lune ».
Le spectateur, qui fixe toute son attention sur son phrasé, à la fois sensuel et âpre, laisse irrémédiablement vagabonder son imagination. Peut-être est-il le long d’une rivière à se laisser bercer par le clapotis de vagues et le son du tambour moelleux de Boris Reine-Adélaïde, qu’il frappe de ses pieds nus ? Ou alors se voit-il dans la peau d’un acteur à la Bill Murray qui se retrouverait dans un film de Jim Jarmusch, du genre « Broken Flowers ». Le genre méditatif, soutenu par le sax du cubain Irving Acao.
Sélène Saint-Aimé cite parmi ses influences le batteur de Charlie Mingus, Doug Hammond, ou le compositeur russe Moussorgski
Le chant est parfois scatté, parfois utilisé comme un véritable instrument percussif. Je crois déceler dans certains feulements le spectre de Billie Holiday. « Tout dépend de la sensation le soir du concert, de la fatigue » me confia-t-elle après le set. Parmi ses influences, elle évoque plusieurs fois le batteur de Charlie Mingus, Doug Hammond, dont elle reprend le thème « Moves ». Mais aussi le compositeur russe Modeste Moussorgski – sans rapport avec la situation géopolitique actuelle, mais simplement parce qu’elle apprécie cette composition – dont elle interprète « Cum mortuis in lingua mortua », aidée d’un archet.
Dans une interview publiée à l’occasion de Jazz à La Villette en août 2020, elle raconte qu’elle a beaucoup voyagé, qu’elle est allée à la source de ses inspirations : « J’ai passé beaucoup de temps à étudier les musiques de la diaspora africaine, ce qui m’a amenée à beaucoup voyager : à New York surtout, dans la Caraïbe aussi. C’était une sorte de voyage initiatique. Ma démarche, c’était d’aller à la source de l’information et d’avoir le souci du détail. Par exemple, quand je dis que j’étudie les musiques de la diaspora africaine, je vais voir les gnawas au Maroc. Je vais à Cuba si j’ai une question sur la musique cubaine».
Elle est aussi touchante dans ses maladresses. Lorsqu’elle heurte malencontreusement un câble qui génère un bruit assourdissant, ou qu’elle oublie ses claves. La voilà qui implore l’aide de son producteur, présent dans la salle, et qui se précipite pour chercher les précieux morceaux de bois.
“White Birds. I shouldn’t be here. Hiding from the farmer. Yet I feel more at home than in my own house”. Ces paroles m’avaient intrigué et j’en fis part à Sélène. Elle me raconta très gentiment la genèse de ce poème. « J’étais dans la bananeraie de mon oncle, à la Martinique, en recherche d’inspiration. J’ai vu ces oiseaux et l’imagination a fait le reste ».
Touchantes et ensorceleuses, les mélopées de Sélène Saint-Aimé ont séduit la centaine de spectateurs du Périscope qui eurent droit à un rappel.
Photos et texte : Patrick Ducher