En attendant un 14ème album qui tarde à venir, les fans de Cure s’étaient donné rendez-vous au Rock’n’Eat de Lyon pour écouter le tribute toulousain The Other Voices. La cave du minuscule club est pleine et plusieurs générations se mélangent : kids d’une vingtaine d’années, quadras, quinquagénaires (et parfois plus) arborant fièrement leurs tee-shirts de concerts…
L’ambiance est bon enfant, pas de longs pardessus noirs gothiques, mais beaucoup de tatoué(e)s et de cuir noir. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ces « autres voix » ne sont pas une copie du groupe emblématique des années 80. Aucun maquillage outrancier, pas de cheveux en pétard, le groupe s’efface derrière la musique, à tel point que les spectateurs ne sauront même pas les noms des musiciens.
Flashback, été 1982. Adolescent, je suis en vacances chez mon correspondant anglais dans une banlieue campagnarde de Birmingham. Nous décidons d’aller à la grande ville en train. Je dépense mon argent de poche en fanions de football et en magazines.
Dans Smash Hits, je découvre un article et surtout la photo d’un groupe de chevelus extravagants et un brin effrayants. Je décide instantanément d’acheter leur album dans le HMV à l’étage sans même l’avoir écouté, ce qui est étonnant, car je ne biberonnais que du prog-rock à l’époque.
La couverture rouge vif est étrange, et l’image floue : on ne distingue que trois silhouettes qui semblent sorties d’un film d’horreur. Complètement hypnotisé, je ne remarque même pas le titre de l’album écrit en caractères serrés sur fond noir : « Pornography ». Tout un programme…
De retour chez la famille Turnbull, je demande la permission d’écouter cette sulfureuse galette. Je dépose le 33 tours sur la platine et un vacarme assourdissant sort des enceintes. Le père de famille sursaute et son journal lui tombe des mains en entendant les paroles : « It doesn’t matter if we all die Ambition in the back of a black car, In a high building there is so much to do, Going home time, a story on the radio…”. Je n’ai rien entendu de tel jusque-là. “I think we’ll play something else if you don’t mind”. Et ce fut mon apprentissage à la litote typiquement british.
Retour à 2024.
The Other Voices concentre sa setliste majoritairement sur les années 80.
Ils ont du reste joué Disintegration en intégralité pour marquer le 30ème anniversaire de sa sortie (1989) à l’occasion d’un concert dans la salle mythique du Bikini à Toulouse.
Bernard, le chanteur, n’arbore ni perruque ni rouge à lèvres sanguinolant. Le concert commence en douceur avec « Plainsong ».
La première partie concentre de nombreux tubes : « In between days » suit immédiatement. Souvenir de ce clip bizarre filmé avec une caméra fixée sur une guitare acoustique. Ce tube guilleret fit un tabac – de même que The head on the door, l’album dont il était extrait – et déclencha probablement la « Curemania » hexagonale.
Le public frenchy avait-il compris que Smith disait « Hier, j’ai tellement vieilli, j’ai cru que j’allais crever » ? En tous les cas, toute une génération d’ados se mit à danser joyeusement sur des morceaux aux textes macabres.
« La prochaine chanson parle de randonnée » … Le riff de clavier entêtant retentit en même temps qu’un murmure d’appréciation et quelques « Allez Toulouse ». Les corps se trémoussent devant la scène, les lourds croquenots cloutés battent la mesure sur « The Walk ». Ah, cette pochette du maxi 45 tours avec une énorme mouche noire en couverture, je l’ai écouté en boucle pendant des semaines…
Le reste de la première partie sera cependant plus atmosphérique et fera la part belle aux ballades mélancoliques qui font la marque de fabrique des Cure. « Lullaby », « Lament » et « Funeral Party » se succèdent, sans oublier « Lovesong », que Smith avait écrit en cadeau de mariage pour Mary Poole, épousée en 1988. Emotion à l’écoute de « Just like heaven », comme tout spectateur des « Enfants du rock » pendant les années 80.
La première partie du set se termine sur deux gros morceaux : le cultissime « A Forest », tiré de Faith (1980) déclenche l’enthousiasme unanime, mais je retiens surtout « One Hundred Years » pour le souvenir indélébile d’un moment de gênance chez la famille Turnbull pendant l’été 1982.
Le son est parfois un peu grinçant dans les aigus sortant des enceintes, on ressent aussi quelques hésitations, probablement dues à une balance problématique, de l’aveu du chanteur. L’air est très sec et il doit souvent se rafraîchir.
The Other Voices, un tribute band qui existe depuis 2018, à la belle réputation
Interlude d’une quinzaine de minutes et le quintette revient sur la minuscule scène. On le sent plus assuré et le set sera bien plus pêchu, parfois même limite bruitiste à la Cabaret Voltaire. Arnaud, le guitariste rythmique à droite de son comparse chanteur (et collègue de guitare), un peu à Reeves Gabrels, partenaire de route de Bowie et de Cure, notamment lors du fantastique Live à Hyde Park de 2018.
L’énigmatique « Want » sera le seul morceau des années 90 (il est vrai que Wild Mood Swing ne laisse pas de bons souvenirs chez les purs et durs) et on regrettera sans doute l’absence de titres de Bloodflowers, probablement le dernier grand album du groupe qui remonte quand même à 2002 !
Le son semble bien meilleur et l’ambiance remonte d’un cran : un fan exalté à la gauche de la scène pogote tout seul, les yeux fermés. Il se glisse devant la scène, shoote quelques photos et revient son point de départ.
Deux potes à côté de moi ont presque la larme à l’œil sur « Boys don’t cry », qui suit « 10 :15 Saturday night » et un énorme « Aahh » dans l’assistance. A l’unisson, on entend de vibrants « drip, drip drip… ». Toutes les têtes se secouent, comme par mimétisme.
Une jolie blonde en short de cuir faisant apparaître de nombreux tatouages se trémousse devant moi, hypnotisée sur « Killing an arab », le morceau-hommage à Albert Camus.
Et puis, il y eut la cerise sur le gâteau. « Le prochain morceau n’est pas de Cure » prévient le chanteur. Je reconnais instantanément les premières notes. Le tribute a choisi de célébrer les 40 ans de « Love like Blood » de Killing Joke. Le morceau de ce groupe emblématique des années cold wave mené par le ténébreux Jaz Coleman se fond parfaitement dans la setliste du soir (et dans l’ambiance glauque des années thatchériennes).
Il n’aurait manqué qu’un clin d’œil à Joy Division pour frôler la perfection (Nicolas, le bassiste, portait du reste un tee-shirt mixant le visuel de Unknown Pleasures avec un dessin de Hokusai).
En aparté, les membres du tribute sont charmants. Je suis presque surpris par leur accent chantant du Sud, après largement plus de deux heures passées à écouter des paroles en anglais. « Le lieu influence la façon de jouer, forcément », me confie le chanteur. « La minuscule scène y est pour quelque chose. Nous avons eu quelques soucis de balance, mais nous sommes très contents d’avoir joué ici. Quant à notre setliste, elle change au bout de 4 ou 5 concerts ».
Je trouve beaucoup de similitudes avec certains tributes français de Pink Floyd : humilité par rapport aux modèles, fidélité des fans (« L’un d’entre eux nous a vus plus de 40 fois et nous suit régulièrement ; iI sera d’ailleurs demain en Alsace pour le concert au festival Woodstock Guitares à Ansischem ! ».
The Other Voices existe depuis 2018 et a joué des dizaines de concerts, notamment la période 1979-1993. Arnaud raconte que le visuel du tribute – un superbe dessin de Robert Smith – a été créé par l’artiste argentine Carolina Tyran, découverte sur les réseaux sociaux (le look d’Edward aux mains d’argent du cinéaste Tim Burton aurait été inspiré par celui de Robert Smith).
Le tribute toulousain joue d’une belle réputation puisqu’il est même cité dans « Curepedia », la « bible » très pointue du journaliste anglais Simon Price.
Bernard, chanteur et guitariste, se dit polyvalent et mal jouer de plusieurs instruments, tout en avouant que c’est aussi un peu dans l’esprit punk des débuts de Cure (« quand je ne trouve pas le bon accord, je me dis que les Cure ont dû jouer comme ça ! »). It does matter if we all live, donc …
Setliste : 1. Plainsong (89) 2. In between days (85) 3. A night like this (85) 4. Fascination street (89) 5. The walk (83) 6. A strange day (82) 7. Lullaby (89) 8 Want (85) 9. Lovesong (89) 10. Funeral (81) 11. From the edge of the green deep sea (90) 12. Lament (83) 13. Just like heaven (87) 14. A forest (80) 15. A hundred years (82) // 16. Want (1996) 17. The figurehead (82) (80) 18. Play for today (80) 19. 10:15 Saturday night (79) 20. Boys don’t cry (79) 21. Killing an Arab (80) 22. Love like blood (84) 23. Pornography (82).
Les zicos : Bernard Cabarrou : chant, guitares : Arnaud Ruiz et Nicolas Kauffmann, basse : Fred Pesce, batterie Irwin Gomez : claviers
Texte, photo et vidéo : Patrick Ducher
Extraits du concerts :