Le trompettiste américain Theo Croker était au Panassa à Saint-Etienne le 16 octobre, dans le cadre du 43e RhinoJazz. Compte rendu du concert de Patrick Ducher
Son 1er album, Afrophysicist (2014), avait rencontré un succès immédiat, et l’adoubement de stars du jazz comme la chanteuse Dee Dee Bridgewater et le trompettiste Roy Hargrove. Son 6ème opus, intitulé Blk2Life – A Future Past, a été conçu pendant le confinement et mêle des genres tels que hip-hop, rap, jazz fusion… On y remarque par ailleurs la présence de l’âme des Fugees, Wyclef Jean. C’est dire si le jeune trompettiste américain Theo Croker était attendu à RhinoJazz !
Comme pour appuyer mon propos introductif, le présentateur de la soirée explique que cela faisait deux ans que RhinoJazz attendait la venue de Croker. Ce soir, il se présente en quintet. devant un public d’environ 400 personnes. En plus de sa trompette, il est accompagné d’un contrebassiste géant, d’un batteur, d’un pianiste/claviériste et d’un tripoteur de boutons qui resta masqué dans le fond de la scène tout le temps du concert. Le groupe était tout juste arrivé de Los Angeles, où il venait de jouer cinq soirs de suite. Saint-Etienne marquait le tout début d’une tournée européenne de 23 dates qui va entraîner la petite équipe en Norvège, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Angleterre et en Belgique, sans oublier 3 soirées à Paris et une à Marseille. Les musiciens étaient encore en plein jetlag à leur arrivé dans la salle du Panassa.
Le concert commence en douceur : des chants d’oiseaux envahissent la salle et Croker – cintré dans une combinaison intégrale noire – sort des notes planantes de sa trompette. On se laisse volontiers bercer par cette atmosphère un peu “ambient” que l’on retrouve sur le dernier disque, par exemple à travers les titres Soul Call/Vibrate ou Anthem. On pourrait aussi citer le fameux In A Silent Way du Miles Davis au début de sa période électrique. Blk2Life – A Future Past est essentiellement un album collaboratif, extrêmement politique, mystique, dynamique et métissé, dont la moitié des titres sont des “featurings”. Outre « Uncle Clef », le vénérable Gary Bartz a soufflé dans son saxo sur l’excellent Anthem. Croker a par ailleurs fait appel à de nombreux jeunes artistes issus de la scène rap, soul et hip-hop (Ari Lennox, Charlotte Dos Santos, Kassa Overall, Malaya, Iman Omari). Dès lors, comment restituer sur scène cette diversité de tons et d’ambiances ?
Theo Croker : “chez nous, on joue devant des vieux. Il ne faut pas croire ce qu’on voit à la télé”
Dans le papier que lui a consacré le mensuel français Jazz Magazine en octobre 2021, Croker cite de multiples références, allant de Fela Kuti à Outkast, en passant par D’Angelo, Björk et Le RH Factor du trompettiste Roy Hargrove qui, avant lui, avait mixé hip-hop, rap et jazz (“quand ce disque est sorti, ça nous a montré qu’on avait le droit de faire de la musique comme ça”). Le trentenaire est stylé, sait chanter, rapper, danser… Pour l’occasion, on s’attendait donc à entendre les voix samplées des artistes précités, on voulait un déluge d’effets électroniques soignés, de la musique qui “pulse”. Il n’en fut rien et on eut droit à la place à un jazz certes moderne et propre, mais proposé de façon un peu trop sage.
Par deux fois, le quintet noya le poisson en laissant pianiste et batteur occuper bruyamment l’espace, mais sans véritable ferveur. Tant mieux pour ceux applaudirent des solos de 15 minutes, mais l’ensemble manquait de profondeur et de nuance à mon goût. Le trompettiste passa aussi beaucoup de temps à triturer les boutons d’une table d’effets sans trop de résultat.
Le public ne semble cependant pas en vouloir aux musiciens, comme en témoignent les deux rappels au bout d’un concert de près de 2 heures et une conclusion avec une excellente reprise de Everybody Loves the Sunshine, du soulissime et cultissime Roy Ayers. Les applaudissements sont nourris et c’est tant mieux.
Pour la petite histoire, pendant le confinement, Croker est resté chez lui, à Miami. La ville n’avait pas imposé aux habitants de rester chez eux mais le musicien décida de lui-même de s’isoler pour créer et écouter d’autres artistes. Dans une interview récente accordée à Fusicology, le trompettiste dit apprécier les tournées, notamment en Europe. Il raconte : “Quand on est à Saint-Chamond, ou ailleurs, tous les gens viennent au concert, des branchés, des gens ordinaires, des vieux, des jeunes… C’est une leçon pour nous”. Intrigué par ces propos, j’en ai profité pour le questionner à ce sujet après le concert. Il répondit avec une franchise désarmante : “Oui, chez nous, on joue devant des vieux. Il ne faut pas croire ce qu’on voit à la télé” (nota : Croker a récemment joué au Late Show du très branché Stephen Colbert, avec Wyclef Jean. Interloqué, je lui fais remarquer que lui-même fait partie de la jeune génération relativement en vue dans les médias jazz. “Il n’empêche, il n’y a que les vieux qui viennent nous voir chez nous !”.
La tourneuse française de l’artiste lui explique que le public hexagonal est habitué à écouter toutes sortes de jazz, qu’il est possible de choisir parmi une multitude d’artistes différents et que, si l’on n’aime pas tel ou tel genre, on peut se rabattre sur plein d’autres. “That’s cool !” répond-il avec un large sourire. Stylé, toujours stylé.
Patrick Ducher
Les musiciens :
Theo Croker (trompette, chant), Eric Wheeler (contrebasse), Michael King (claviers), Shekwoaga Ode (batterie)
Extrait du concert :
Deux clips à découvrir :